Κυριακή 15 Οκτωβρίου 2023

La Prière de Jésus

 «Πνευματική φαρέτρα τοῦ Ὀρθοδόξου Χριστιανοῦ»

par

Emile SIMONOD

La Prière de Jésus

selon l'évêque Ignace Briantclianinoff

(1807-1867)

© Henri Viaud, 1976, Printed in France

Editions PRÉSENCE

Notice biographique

Dimitri Briantchaninofï est né le 7 février 1807. Il appartient à une famille noble de propriétaires terriens du village de Pokroff (gouvernement de Vologda) situé au nord de Moscou.

Il semble qu'il n'ait trouvé aucune tendresse dans son foyer familial :

«... Mon enfance fut remplie d'épreuves, j'y vois Ta main, O mon Dieu. N'ayant personne à qui ouvrir mon cœur, je l'épanchais devant Toi mon Dieu. Je me mis à lire l'Evangile et les vies de Tes Saints ; ma pensée qui s'élevait souvent vers Dieu par la prière et la lecture, com­mença à apporter petit à petit, dans mon âme, la paix et la tranquillité. Quand j'atteignis quinze ans, un silence ineffable s'empara de mon esprit et de mon cœur... » (T.I., p. 395).

C'est précisément à cet âge que son père, qui projetait pour son fils une brillante carrière, l'emmena à Saint-Pétersbourg. Il le présenta à ses nombreuses relations, notamment à la Cour, et l'inscrivit à l'Ecole Militaire du Génie. En chemin, son père lui demanda pour quel genre de carrière il éprouvait un attrait dominant.. «Je veux me faire moine», répondit le jeune homme, mais son père n'attacha — ou ne fit semblant d'attacher — aucune importance à cette réponse inattendue.

Dans la capitale, le jeune Briantchaninoff mena une vie mondaine facilitée par les invitations dues à ses nombreuses relations familiales ; il connut tout ce que Saint-Pétersbourg comptait alors de personnalités dans le monde de la Cour, des arts et de la littérature. Pendant presque deux ans, ses occupations extérieures le détournèrent de ce qui était pour lui «l'essentiel» mais il ressentit bientôt tout le vide du genre d'existence qu'il menait et qui «l'effrayait, le remplissant d'un senti­ment de vanité et de trahison à l'égard de la vérité». En même temps, il se-rendait compte de l'insuffisance des différentes sciences qui lui étaient enseignées et qui ne le conduisaient pas sur le chemin de la vérité.

Avec quelques amis de son Ecole, il organisa un groupe pour s'adonner à la prière, à des lectures et à des conversations spirituelles qui se prolongeaient souvent fort tard dans la nuit. S'étant procuré lesœuvres des Pères, il se mit à les lire, les relire et à les étudier. De son propre aveu, ce qui le frappa le plus dans ces lectures consiste dans l'har­monie existant entre ces différents écrits, «leur accord merveilleux, grandiose; dix-huit siècles témoignent par leur bouche d'un enseigne­ment d'une parfaite unité». A cette même époque, Briantchaninoff visitait souvent les moines d'une «Laure» voisine, ce qui lui valut d'ailleurs quelques ennuis avec son père qui se plaignit au Métropolite de Saint-Pétersbourg de l'influence que ces moines exerçaient sur son fils. Le jeune étudiant alla personnellement voir le Métropolite et l'incident n'eut pas de conséquences.

Dans ses études Briantchaninoff réussissait parfaitement. Ainsi son examen d'admission à l'Ecole avait été si brillant que le jeune aspi­rant fut signalé au Grand Duc Nicolas — futur Empereur Nicolas I — qui se le fit présenter et il fut inscrit sur la liste des invités familiers de la Grande Duchesse Alexandra. Cette bienveillance impériale de­viendra la source de nombreuses vicissitudes qu'il aura à subir au long de sa carrière.

A sa sortie de l'Ecole du Génie, Briantchaninoff offrit sa démission mais celle-ci lui fut refusée par ordre de l'Empereur lui-même qui le nomma officier à la forteresse de Dunabourg. Il rejoignit son poste mais y tomba malade très peu de temps après; en 1827, le Grand Duc Michel, au cours d'une inspection à la forteresse de Dunabourg, se rendit compte de l'état de santé du jeune officier et sa démission fut enfin acceptée.

Aussitôt libéré de ses obligations, Briantchaninoff se rendit au monastère de Saint-Alexandre-Svirsky chez le Père Léonide, staretz fort connu qu'il avait déjà eu l'occasion de fréquenter durant ses études et qui avait beaucoup contribué à lui faire abandonner le milieu militaire : «Il a arraché mon cœur, ma décision est prise», avait dit alors Briantchaninoff à son camarade le plus intime Tchikatchev. Cependant, ainsi qu'il s'y attendait, la décision de Briantchaninoff ne fut pas du tout du goût de ses parents qui rompirent toutes relations avec lui, lui supprimant même toute aide matérielle.

Au monastère de Svirsky, le jeune homme fut affecté au service des cuisines. Il s'acquitta de ces modestes tâches avec une telle ponc­tualité et un tel zèle qu'il fut remarqué et gagna l'estime des frères et des dirigeants. (Notons que le cuisinier sous les ordres de qui il servait avait été autrefois serf de son père).

Au bout d'un an environ, il suivit le Père Léonide dans un autre monastère où il fut rejoint par son camarade Tchikatchev dont la démission venait d'être également acceptée; enfin, toujours sous la conduite du Père Léonide et en compagnie de son camarade, il gagna le très célèbre monastère d'Optino, mais, le séjour dans ce monastère ne sembla pas avoir réussi à Briantchaninoff qui y tomba gravement malade et fut contraint de rentrer dans sa. famille où il fut d'ailleurs très froidement reçu. En 1830, toujours accompagné de son ami, il gagna le monastère de Saint-Cyrille, mais là encore il tomba malade et dut, une fois de plus, revenir dans sa famille. Il se mit sous la direc­tion de l'Evêque Stéphane de Vologda. A l'insu de ses parents, il reçut de lui la tonsure le 20 juin 1831 et prit le nom d'Ignace.

Briantchaninoff a décrit le combat qui se déroula en lui au cours des années qui précédèrent son entrée dans le monachisme : «Que d'obstacles il y eut à cette entrée... mon intelligence confirmait les arguments de ma chair qui se rebellait devant les difficultés et les épreuves de la vie monastique... mais il y avait une voix, une voix dans mon cœur, voix de la conscience, je pense, ou peut-être celle de mon ange gardien qui me disait la volonté de Dieu. Elle me demandait d'accomplir mon devoir, mon devoir absolu.» (T.I., p. 401). «...J'en­trai au monastère comme quelqu'un qui, ayant abandonné toute réflexion, se jetterait les yeux fermés dans le feu ou dans un abîme ; ou bien encore comme un soldat qui, emporté par sa passion, se précipiterait dans un combat sanglant au-devant d'une mort certaine... » (T.I., p. 402).

Peu de temps après son entrée au monastère, Briantchaninoff fut ordonné et désigné le 14 janvier 1832 comme Supérieur du monastère de Lopotof. Ce couvent se trouvant dans un état de total délabrement, il s'attacha avec acharnement aux travaux de construction et très rapidement le monastère fut remis en état. De nouveau, Briantchaninoff ne put supporter le climat malsain de ce monastère édifié au milieu des marais et il fut nommé prieur d'un couvent dépendant de l'Evêché de Moscou.

Cependant, l'Empereur n'avait pas oublié son jeune protégé ; l'ayant fait rechercher, il le convoqua à Saint-Pétersbourg et le nomma, le 5 janvier 1834, prieur du monastère Saint-Serge, voisin de la capitale. La proximité même de Saint-Pétersbourg avait beaucoup nui à la spiritualité des frères du monastère ; de plus, les bâtiments de l'Eglise étaient en fort mauvais état. Le jeune prieur s'attela à la double tâche de relever le niveau spirituel de ses frères et de rendre décents les bâtiments du monastère. Il y réussit parfaitement et reçut les chaleu­reuses félicitations de l'Empereur venu « incognito » avec sa famille se rendre compte des travaux.

Il semble que le long séjour de vingt-deux ans que fit Briantcha­ninoff dans ce couvent constitue la période la plus pénible de sa vie tant par les épreuves physiques qu'il y endura que par l'attitude de ses frères envers lui.

«... Peu après mon entrée au monastère, les épreuves se déversèrent sur moi comme une eau purificatrice... C'était, en même temps, des luttes intérieures et l'assaut des maladies, la pression exercée par le besoin, le trouble dû à ma propre ignorance, à mon inexpérience et à mon manque de sagesse. Les épreuves causées par les hommes étaient mesurées ; il me fallut, pour en faire l'expérience, une autre enceinte. Je fus, par les desseins incompréhensibles de la Providence, désigné dans ce monastère voisin de la capitale du nord que je ne voulais même pas voir lorsque j'habitais cette ville, considérant qu'il ne répondait en rien à mes objectifs spirituels. En 1833, étant appelé au monastère de Saint-Serge, j'en fus nommé prieur. Ce monastère ne me reçut pas avec hospitalité. La première année, je fus frappé d'une grave maladie, la seconde d'une deuxième, la troisième, d'une troisième maladie ; elles emportèrent les dernières forces de ma santé débile et firent de moi un homme épuisé, souffrant sans cesse. C'est là que surgirent et bouil­lonnèrent l'envie, la médisance, la calomnie ; c'est là que je fus l'objet de sanctions lourdes, longues, vexatrices, sans aucun jugement, sans la moindre enquête, comme un animal traqué, comme le mannequin insensible. C'est là que je vis des ennemis respirant une méchanceté implacable et assoiffés de me perdre. C'est là que le Seigneur miséri­cordieux m'a rendu capable de connaître la joie et la paix de l'âme qui ne peut s'exprimer par des mots ; c'est là qu'il m'a donné de goûter un amour spirituel et une douceur au moment même où je ren­contrais celui qui était mon ennemi et voulait ma tête et le visage de cet ennemi se fit à mes yeux comme le visage de l'Ange de lumière ; j'appris, par expérience, la signification mystérieuse du silence du Christ devant Pilate et les grands prêtres juifs.

«Quelle chance d'être une victime semblable à Jésus, ou plutôt : non ! Quelle chance d'être crucifié auprès du Sauveur comme le fut autrefois le saint Larron et de confesser avec ce Larron et du fond

Notice biographique d'une âme profondément convaincue». «Pour nous, c'est juste... sou­viens-toi de moi quand tu seras dans ton Royaume... »

En 1847, épuisé physiquement, à bout de forces, il demande à être relevé de ses fonctions mais il n'obtient qu'un congé limité qu'il passera dans la solitude du monastère Nicolas-Babaïevo situé sur les bords de la Volga. De ce séjour, nous possédons quelques lettres par lesquelles on peut suivre l'évolution d'une maladie sans doute très pénible, mais également la joie d'une vie solitaire à l'abri des obliga­tions du monde «... je vis dans la solitude et me soigne, l'action des médicaments me guérit, mais la maladie, en même temps, demeure violente, et je reste allongé des jours entiers...» (T. IV, p. 443). «Je remercie le Seigneur miséricordieux qui m'a conduit dans la solitude pour me reposer des bruits de la capitale. Déjà les sentiments que l'homme ressent dans la solitude ne me sont plus inconnus. Voilà pourquoi le désert solitaire m'a attiré si facilement hors du bruyant désert de Saint-Serge. La solitude fortifie l'âme, elle lui impose un certain courage, une sorte de dédain pour le monde que l'on ne peut ressentir au contact du monde... » (T. IV, p. 457).

Dans une lettre écrite au cours de ce même séjour sur les bords de la Volga, Briantchaninoff trace ce curieux portrait de lui-même. Il fait d'abord allusion à la vue magnifique qu'il a de la fenêtre de sa cellule sur la Volga, vue qu'il ne contemple presque jamais, nous dit-il. «Aussi loin que je me souvienne de mon enfance — écrit-il ensuite — mes sens physiques étaient peu réceptifs, le monde matériel agissait peu sur moi par leur intermédiaire. Je n'étais pas curieux, mais froid à l'égard de tout. Mais l'homme ! Je ne pouvais jamais le regarder avec sang-froid. Je suis créé pour aimer les âmes humaines ! Elles se meuvent devant moi comme des anges, elles se présentent à mon regard avec un tel attrait, une telle consolation ! C'est là le tableau, le spectacle que je regarde, que je scrute, que je regarde à nouveau, que je ne puis me lasser de regarder. Chose curieuse : le visage, la stature, les traits, je les oublie aussitôt, mais, de l'âme, je me souviens. Sur le tableau que mon amour a dessiné, il est beaucoup d'âmes, d'âmes magnifiques que ma mémoire fidèle conserve dans leur intégrité, dans la vivacité de leurs coloris... » (T. IV, p. 443).

Le séjour de Briantchaninoff dans ce monastère Nicolas-Babaïevo, dura environ un an. Ensuite, il reprit ses fonctions à Saint-Serge. En 1856, à la mort de l'Empereur, Briantchaninoff envisage à nouveau de se retirer — il voudrait se rendre à Optino — mais une fois de plus, ses projets sont contrariés et il, apprend, le 23 octobre 1857, qu'il est consacré Evêque le 27 octobre à la cathédrale de Kasan et rejoint au début de 1858 son évêché de Stavropol.

Dans les discours qu'il prononce devant le saint Synode à l'occa­sion de son sacre, il revient à nouveau sur son désir de solitude. « ... J'aurais jugé plus conforme à mes forces de passer le restant de mes jours — comme leur début — dans le silence des déserts, dans la contemplation de mes péchés... » (T. III, p. 313).

Néanmoins et selon son habitude, Briantchaninoff se dépensa sans hésitation dans cet Evêché qui venait d'être institué et où il n'y avait même pas de demeure pour l'Evêque ; le clergé y était misérable, peu instruit, les Eglises et les Ecoles se trouvaient dans un état d'aban­don. Au bout de quelque temps, l'évêque Ignace contracta la variole qui ruina définitivement un état de santé déjà tellement éprouvé. Il demanda au Synode et à l'Empereur à être relevé de sa charge et se retira définitivement le 12 octobre 1861 au monastère de Nicolas Babaïevo où il avait déjà séjourné. Bien qu'il se soit rendu dans ce monastère avec l'intention de s'y reposer dans le silence et la paix, il ne put s'empêcher de s'adonner à la modernisation des bâtiments, à la construction d'une nouvelle église et consacra le reste de son temps à divers écrits, à la correction et à la révision de ses œuvres.

Briantchaninoff mourut à Babaïevo le 3 avril 1867, après avoir eu la consolation de recevoir son ami de toujours, Tchikatchev, ainsi que son frère, venu terminer ses jours au monastère après avoir été Gouverneur de Stavropol.

Dans cette étude concernant Ignace Briantchaninoff, nous avons eu à notre disposition cinq volumes de ses œuvres : trois concernent les Expériences ascétiques, un les Sermons ascétiques et un autre volume intitulé : Contribution au Monachisme Contemporain (l).

(1)   Edition des œuvres de Briantchaninoff : «Sotchinenia Episcopa gnatia ». Editions Touzova - St-Peterbourg - 1886.

La Prière de Jésus

selon l'évêque Ignace Briantclianinoff

Venus des horizons les plus divers, de nombreux chrétiens s'inté­ressent actuellement à la « Prière de Jésus » pour nourrir leur foi ou par simple curiosité intellectuelle. D'où l'intérêt que suscitent les textes d'un auteur spirituel russe du XIXe siècle, l'Evêque Ignace Briantchaninoff. Nourri de toute la grande tradition patristique orien­tale, consacré à cette forme d'oraison, Ignace Briantchaninoff tente de déterminer les motifs qui lui ont fait accorder à cette prière une part importante de ses écrits et à en répandre l'usage... En dehors des chapitres qu'il lui consacre spécialement, on trouve à travers toute l'œuvre de Briantchaninoff de nombreuses références et indications sur la Prière de Jésus qui prouvent toute l'importance qu'il lui accordait.

Et tout d'abord, comment définir la Prière de Jésus ? On pourrait, certes, dire qu'il s'agir de la répétition aussi fréquente que possible de l'invocation «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur» (l). Il apparaît, cependant, que tout essai de définition semble enfermer ce mode d'oraison dans des cadres trop rigides aux­quels elle échappe, et ceci précisément parce que la Prière de Jésus ne réside pas seulement dans une prière dite de telle ou telle manière, mais par ce qu'elle constitue — tout au moins pour ceux qui y débutent — un mode de vie, une œuvre que l'on ne saurait isoler des autres

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(1) «La prière de Jésus» se prononce ainsi : «Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur.» Au début elle se prononçait sans y ajouter le mot «pécheur». Ce mot a été ajouté par la suite aux mots de la prière. Ce mot renferme en soi la reconnaissance et la confession de la chute, remarque Nil Sorski ; il convient à Dieu, qui nous a ordonné de lui adresser des prières en ayant conscience de notre état de pécheur et en le confessant. Briantchaninoff, T. II, p. 234.

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impératifs auxquels se sont soumis ceux qui ont résolu de s'adonner à ce mode d'oraison. Elle est aussi difficile à définir parce que cette appellation recouvre en fait, nous le verrons, des formules d'invoca­tion qui ne sont pas immuables et parce que l'exercice de la Prière de Jésus comporte des états spirituels aussi différents que ceux allant de la simple prière vocale du novice accomplissant ses premiers pas dans la vie monastique aux états de contemplation les plus élevés, de ceux qui ont réussi (selon le terme employé par Briantchaninoff), à atteindre la «prière pure».

Au sens large, la Prière de Jésus plonge ses racines dans le monachisme des premiers siècles, et l'on ne peut véritablement tenter d'en approcher le sens et la valeur qu'en la considérant dans ce contexte de vie monastique dont elle est issue. Il est d'ailleurs caractéristique que dans ses «Généralités sur la prière de Jésus», Briantchaninoff commence par tracer un large tableau de ce que doit être la vie monas­tique, des objets de l'ascèse, de ces exigences avant d'en venir à des précisions sur la formule d'invocation à employer.

On peut sans doute déceler avec les historiens le moment précis où la Prière de Jésus a pris la forme qu'on lui connaît actuellement, le moment où s'est fixée la formule d'invocation employée de nos jours, mais ce n'est pas là que paraît résider l'intérêt essentiel. Ce qui semble primordial consiste dans le rôle que, sous une forme ou sous une autre, elle a joué dans la vie monastique, la place qu'elle a occupée chez tous ceux qui ont recherché Dieu dans la solitude de leur cœur (qu'ils aient vécu «au désert» ou dans le monde). Cette «recherche du Royaume», ce désir du «salut» ont conduit au cours des siècles les chrétiens à rechercher des modes et des moyens d'existence qui ont varié selon les nuances de spiritualité et qui avaient pour objet d'édifier une voie spirituelle leur permettant d'approcher ce Royaume convoité.

Ces moyens, dans leur diversité même, résident dans l'accomplis­sement d'un ' certain nombre d'efforts ascétiques destinés à purifier l'âme de tout ce qui l'encombre, de «canaliser» vers Dieu toutes les tendances à la dispersion et à la distraction qui sont le propre de l'être déchu. L'ensemble de cette ascèse constitue ce que les Pères, et Briant­chaninoff après eux, désignent sous le nom de «praxis», méthode spirituelle et, en tête de ces efforts, les Pères sont unanimes à placer la prière, science des sciences, art des arts, vertu renfermant en elle toutes les autres vertus. «C'est pour acquérir le Royaume des cieux

Introduction que l'on endure tout cela», dit Cassien, et Evagre qualifie la «praxis» <Ie «méthode spirituelle qui purifie la partie affective de l'âme».

Il est clair, dès lors, que le débutant aura, au cours de cette. «praxis», à lutter contre cette propension de son esprit à se disperser et également, point crucial, à concilier avec la prière toutes les activités de son existence, quelle qu'en soit la forme, car l'Evangile le lui aura enseigné, il n'y parviendra que par une prière continue, ininterrompue, à l'exemple du Christ et en se conformant aux prescriptions de l'Apôtre : -« Priez sans cesse ». (ThessV, 17).

 

Priez sans cesse

Cette exigence évangélique, Diadoque, Evêque de Photicé, l'exprime au Ve siècle en recommandant l'incessante «mémoire de Dieu» afin de permettre à l'homme, en même temps qu'il s'exerce aux autres activités ascétiques, de faire revivre en lui cette image de Dieu que le péché d'Adam avait détériorée. « Il importe de savoir que, comme le dit l'Apôtre : «Nul ne peut dire Jésus est Seigneur si ce n'est par l'Esprit- Saint», de notre côté, il est exigé que l'appellation indiquée «Seigneur Jésus-Christ» soit sans cesse prononcée dans notre intellect... » «Alors (lorsque l'âme est exempte de colère) l'âme tient la grâce même qui médite et qui crie avec elle « Seigneur Jésus » comme une mère appren­drait à son petit le mot «père» en le répétant avec lui jusqu'à ce qu'au lieu de tout autre babil enfantin elle l'ait amené à l'habitude d'appeler distinctement son père même dans son sommeil... »

Au viie siècle, Jean Climaque écrit dans Y Echelle « que la mé­moire de Jésus soit unie à la respiration et alors tu connaîtras l'utilité de «l'hésychia» (la quiétude) » (1).

Hésychius de Batos précise : «Que la mémoire de Jésus soit unie à ta respiration et à toute ta vie».

Nous aurons l'occasion de mentionner les multiples discussions auxquelles a donné lieu l'attribution d'un texte très important sur la prière de Jésus que l'on croyait être de Syméon le Nouveau Théologien (xe siècle) et qui serait d'un moine, d'origine latine, Nicéphore.

Au XIVe siècle, Grégoire Palamas donnera un renouveau à l'oraison perpétuelle dont l'usage paraissait abandonné car, dit-on, à

(1) En réalité cette phrase serait antérieure à Jean Climaque. Cf. F. Hausherr, Noms du Christ et Voies d'Oraison, Orientalia Cristiania 157, Rome 1960.

la même époque, Grégoire le Sînaïte ne trouva sur la « sainte monta­gne » que trois moines s'adonnant à la prière de Jésus.

Tout près de nous, enfin, dans les Récits d'un pèlerin russe, nous lisons que la fréquence de la prière forme une habitude et devient une seconde nature : « Si en effet un homme... sans interruption, en tout temps et en toutes circonstances, offre cette prière... il n'aura pas le temps pour de vaines paroles, pour juger son prochain... ». Ainsi, au cours des siècles, la fréquence de la prière n'a cessé d'être recom­mandée quel que soit d'ailleurs le motif invoqué — présence constante devant Dieu, chez Diadoque, recherche de l'hésychia et combat contre les démons chez Jean Climaque, « par le nom de Jésus, fouette l'enne­mi », ou chez le Pèlerin russe, « occupation supérieure à toutes les occupations ».

Cependant,' si tous ces auteurs se trouvent d'accord pour exiger une prière ininterrompue ou, tout au moins, aussi fréquente que possible, reste à savoir comment une telle recommandation peut être réalisable dans la pratique, et nous devons à cet effet tenter de déterminer quels furent les degrés d'exigence des Pères en ce qui concerne la prière, et nous verrons que, selon les nuances de spiritualités, les formes que peut prendre ce tête-à-tête avec Dieu qu'est la prière présente des aspects très variés.

Origène, par exemple (de Oricitwne XII) (2) : Comme les œuvres de la vertu et l'accomplissement des préceptes font partie de la prière, il prie sans cesse celui qui mêle la prière aux œuvres obligatoires et les œuvres à la prière. Ainsi seulement nous pouvons regarder comme réali­sable l'ordre de; prier sans cesse ; il revient à envisager toute la vie du saint comme une seule et grande prière dont ce que l'on nomme habi­tuellement prière n'est qu'une partie ». Après Origène, le grand éduca­teur de moines que fut Evagre le Pontique manifeste une exigence beaucoup plus exclusive, « l'oraison est un état de l'intelligence des­tructeur de toutes les pensées de la terre ». Comment dès lors pouvoir « mêler », comme le dit Origène, cet état aux œuvres ? « L'oraison est l'activité qui sied à la dignité de l'intelligence, autrement dit l'emploi le meilleur et adéquat de celle-ci ». (De Oratione, chap. 84).

Pour Evagre, c'est en vue de cette contemplation qu'a été créé

(2) Cité par P. Hausherr, Besychasme et Prière, Orientalia Christiania 176, 1966.

l'homme et il se doit de revenir à celle-ci. La prière pour Evagre contient en elle-même toutes les activités, et l'on connaît cette phrase si souvent citée dans les écrits de spiritualité consacrés à l'Orient : « Si tu es théologien, tu prieras vraiment, et si tu pries vraiment, tu es théologien ». (De Oratione, chap. 60).

Avec Macaire, la conception de la prière perdra quelque peu de cet intellectualisme rigoureux d'Evagre pour acquérir une coloration plus conforme à l'enseignement biblique et notamment par l'introduc­tion du concept du « cœur ». L'homme n'est plus simplement « intel­lect », il est aussi « cœur ». « La grâce grave dans le cœur des fils de lumière les lois de l'Esprit. Ils ne doivent donc plus seulement puiser leur assurance dans les Ecritures d'encre, car la grâce de Dieu grave aussi les lois de l'Esprit et les mystères célestes sur la table du cœur. La grâce, une fois qu'elle s'est emparée des pâturages du cœur, règne sur tous les membres et les pensées ; car c'est en lui que sont l'esprit et toutes les pensées de l'âme et son espérance » (3). Saint Basile enseigne une prière de louange qui se manifeste en toute action. Prière et travail ne sont pas, pour lui, opposés, dans la mesure où l'on « accomplit son labeur dans un état de prière ». .« Prie en t'asseyant à table, lorsque tu prends du pain, rends grâce à qui te le donne, et si tu te verses du vin pour réconforter ta faiblesse, souviens-toi de celui qui t'a fait ce présent pour la joie de ton corps et le remède de tes maux ». C'est également dans la contemplation de ce qui est créé que peut s'éveiller cet amour pour le Créateur, mais ceci principalement pour les débutants, les « faibles qui n'ont pas l'intelligence » : « Montrez à ceux qui n'ont pas l'intelligence, l'ordonnance du monde, alors ils s'enflammeront pour Dieu, Créateur de toutes choses ». Chez Basile, la prière n'a pas cet aspect de contemplation mystique exclusif de toute autre activité que nous avons relevé chez Evagre. Toutefois, cette louange « en toute chose et en tout lieu », si elle paraît possible dans un contexte de vie monas­tique, semble difficilement conciliable avec les activités du monde ; comment accomplir certains travaux dans un « état de prière », comment concilier les soucis, les préoccupations d'une vie se déroulant au milieu des difficultés et des luttes avec cette louange ininterrompue ; à quel critère enfin pouvons-nous affirmer avec certitude que « les ouvrages de nos mains » sont dirigés vers la fin qui est de plaire à Dieu ? D'ailleurs, saint Basile n'écrit-il pas lui-même : « ... Lorsque tu pries, ne passe pas tout de suite

(3) Petite Philocalie. Jean Gouillard - Cahiers du Sud, Paris, 1953.

à la demande.... quitte la terre, franchis le ciel, oublie toute la création visible et invisible et glorifie le Créateur de toutes choses. » A ses moines auxquels il conseille cette perpétuelle louange, il impose en même temps de très strictes règles de prières en fraternité. « Mais si l'action de grâces continuelle nous est présente... il ne nous faut pas négliger les temps déterminés dans les fraternités ».

Saint Augustin semble, en ce qui concerne la fréquence de la prière, sensiblement moins exigeant : « Priez sans cesse » : ce qui doit s'en­tendre sainement en ce sens qu'il ne faut pas un seul jour omettre de prier à des moments déterminés... » Il est juste de dire que cette phrase s'inscrit dans un passage destiné à combattre les messaliens dont nous savons que, prenant à la lettre la recommandation de l'Apôtre, ils se refusaient à tout travail qui pourrait — disaient-ils — interrompre leur prière.

Si nous en revenons aux Récits du pèlerin russe, nous y trouverons, sous une forme très explicite, le moyen de parvenir à cette non- interruption. En réponse à un interlocuteur (6e récit) qui lui demande comment il est possible d'exercer constamment cette prière pour celui qui est « lié par son devoir à de constantes affaires », le moine répond : « La pensée secrète de l'homme ne dépend pas des condi­tions extérieures et reste entièrement libre en elle-même. On peut à tout moment l'écarter et la diriger vers la prière, la langue elle-même peut secrètement, sans émettre de sons, effectuer la prière en présence de beaucoup de personnes et pendant toutes sortes d'occupations... »

(4)-

Nous nous trouvons ici — semble-t-il — en présence d'un troi­sième mode de prière continue qui n'est plus, comme chez Evagre, abstraction de tout le sensible, qui n'est plus, comme chez Basile, prière implicite dans toutes les œuvres pourvu que « la fin en soit bonne », mais devant une sorte de dédoublement de la pensée qui, tout en pour­suivant une occupation avec tout le soin qu'elle peut requérir, ne cesse de rester en présence de Dieu. .

Briantchaninoff ne s'étend guère sur cette difficulté de concilier prière et activité. Il semble cependant se rapprocher d'Evagre en ce qui concerne la contemplation, tandis qu'en ce qui concerne le mode

(4) Le Pèlerin russe, trois récits inédits, Col. Spiritualité orientale, abbaye de Bellefontaine, 1973.

d'activité de la pensée, il paraît plutôt voisin de Basile dont — nous le verrons — il partage la préférence — tout au moins dans les débuts pour une vie communautaire et disciplinée plutôt que pour une vie absolument solitaire.

Un contemporain de Briantchaninoff, l'évêque Théophane, a parfaitement saisi la difficulté de concilier prière et activité du monde. « Celui qui agit est tout à ses affaires. C'est pourquoi celui qui cherche Dieu s'écarte inévitablement de Dieu en raison de ces affaires dont on ne peut se passer — les affaires font descendre du Ciel sur la terre... » Ayant fait cette constatation, l'Evêque va chercher une solution dans Colossiens 3, 17. « Tout ce que vous pouvez dire ou faire, faites-le au nom du Seigneur », et il commente : « car tout faire au nom du Seigneur signifie tout faire pour Sa gloire, dans le désir de le satisfaire, ayant accompli véritablement Sa volonté reconnue même en de petites choses » (Commentaires de l'Epître de saint Paul aux Colossiens et à Philémon, 1802). Nous voilà donc ramenés à une conception de la prière implicite voisine de celle de saint Basile avec toutes les difficultés dont nous avons déjà fait mention, et notamment celle de « recon­naître Sa volonté même dans les petites choses »...

Il semble donc bien, en définitive, que le moyen le plus pratique de maintenir aussi constante que possible cette « mémoire de Dieu » exigée par l'Apôtre, consiste ■— compte tenu des difficultés inhérente.1 aux nécessités de l'existence — en l'invocation fréquente d'une formulé courte et facile à prononcer en toutes circonstances.

L’invocation

L'une des invocations les plus fréquemment employées dès les premiers siècles fut « cette supplication du Psaume 70 » : « Deus, in adjutorium meum intende ». Cette invocation, nous dit Cassien (l), conduit à la dernière perfection dans la prière. Nos Pères ont trouvé que celui qui tend vers le souvenir perpétuel de Dieu doit acquérir l'habitude de répéter sans cesse la prière suivante : « O Dieu, hâte-toi de me secourir ». Ce verset n'a pas été choisi indignement dans l'Ecriture ; il exprime toutes les dispositions exigées dans la prière et répond à toutes les exigences »... Dans ce même passage, Cassien énumère tous les bienfaits que cette prière peut apporter dans les différentes circonstances dans lesquelles peut se trouver l'orant ; rempart contre les démons, elle met en déroute le bruit des pensées, met fin aux mouvements des passions...

Remarquons, dès maintenant, que les bienfaits attribués par Cassien à ce verset du Psaume correspondent très exactement à ceux énumérés par les tenants de la formule actuelle de la prière de Jésus. Saint Jean Chrysostome, s'il ne précise pas la forme d'invocation, est partisan des prières courtes et fréquentes. En prescrivant à ses disciples de ne pas prier à la manière des gentils et à ne pas se livrer à de longues invoca­tions, il écrit : « Pourquoi Paul nous presse-t-il de prier souvent, de prier sans cesse ? Car s'il faut, en même temps, éviter de longs discours et prier sans relâche, c'est une contradiction. — Non, ce n'est pas une contradiction, loin de là, rien de plus raisonnable. Le Christ et Paul nous ordonnent les prières courtes et fréquentes à des intervalles rapprochés les uns des autres. Si vous prolongez indéfiniment votre entretien avec Dieu, vous serez souvent inattentif, vous donnerez prise ouverte au démon qui s'empressera d'entraîner votre esprit loin de la prière que vous prononcez.

(1) Philocalie — Edition du Mont Athos, 1882 (en russe). Tome n - p. 100

Mais si vous priez d'une façon brève et fréquente, en ayant soin de le faire à des intervalles rapprochés, il vous sera facile de tenir votre esprit appliqué et de rester attentif jusqu'au bout ».

Notons également que saint Augustin connaissait l'usage de ces invocations courtes et fréquentes : « On dit que les frères, en Egypte, font de fréquentes oraisons, mais très courtes, en quelques mots lancés comme des flèches et cela afin que l'attention, soigneusement tenue en éveil, parce qu'elle est très nécessaire à qui prie, ne soit pas émous- sée par des durées trop longues ».

Barsanuphe (vie siècle). « A nous, faibles, il ne nous reste qua nous réfugier dans le nom de Jésus, car les démons, ce sont les pas­sions et elles sortent au nom de Jésus ».

Il semble bien que la formule « Kyrie eleison » ne soit apparue qu'au IVe siècle ; quant à la date de la fixation de l'invocation sous sa forme actuelle : « Seigneur Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur », elle ne paraît devoir remonter qu'à la « méthode d'oraison » que l'on attribuait à Syméon le Nouveau Théologien et qui, ainsi que nous l'avons déjà mentionné, paraît être de Nicéphore au XIVe siècle. Signalons enfin que si Briantchaninoff semble s'en tenir à cette formule, l'Evêque Théophane, son contemporain, est beaucoup moins exclusif : « Tiens-toi devant le visage du Seigneur, ton esprit dans le cœur et invoque Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi ; ou bien simplement : Seigneur, aie pitié... Seigneur miséricordieux, aie pitié de moi, pécheur... ou à l'aide de telles autres paroles. La force ne réside pas dans les mots, mais dans les pensées et les sentiments» (2).

(2)   Ce n'est pas ici le lieu d'évoquer les différents noms qui ont été, au cours des siècles, - attribués au Verbe de Dieu par ceux qui l'invoquaient. Le P. Hausherr en a fait une étude détaillée dans son ouvrage déjà cité : Noms du Christ et Voies d'Oraison (Première partie).

(3)    

Le nom de Jésus

Très discutée, la théologie du nom n'a pas trouvé encore en Orient sa définition dogmatique, nous dit le théologien russe Boulgakoff. La puissance du nom est mentionnée et affirmée par Briantchaninoff en partant de textes de l'Ancien Testament (Généralités, p. 82) et tout spécialement dans Isaïe. Nous savons l'importance qu'avait le nom, entité détachable de Dieu et ayant sa propre force, dans la mentalité hébraïque. Mais c'est surtout dans le Nouveau Testament que Briant­chaninoff va puiser les paroles par lesquelles le Seigneur lui-même a enseigné la puissance qui s'attachait à son nom et où il a recommandé de prier en son nom et tout spécialement en saint Jean. .« L'usage du très saint et divin nom de Jésus dans la prière... a été établi par notre Seigneur Jésus-Christ lui-même. On peut s'en persuader par l'entretien — cet entretien le plus élevé et le plus profond qui se trouve dans l'Evangile de Jean, entretien que le Seigneur eut avec ses disciples après la Cène mystique à cette heure si significative, si mémorable qui a précédé le départ volontaire du Seigneur pour le lieu où il allait être livré... (Tome V, p. 106). Tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai... »

Lorsque l'élève interroge Briantchaninoff sur la force de la prière de Jésus, celui-ci lui répond par le récit du miracle accompli par Pierre guérissant le paralytique du Temple : « Au Nom de Jésus- Christ le Nazaréen, lève-toi et marche » (Généralités, p. 82). Cette puissance du nom, son action en quelque sorte mystérieusement déta­chable de la conscience de celui qui l'invoque comme de celui au profit duquel il est invoqué, apparaît clairement dans ce texte de Barsanuphe : « Voyez le médecin, il applique son remède ou son cataplasme sur la blessure du patient et cela produit son effet sans que le malade ait conscience du comment, pareillement le Nom de Dieu prononcé anéantit toutes nos passions sans même que nous nous rendions compte du comment » (1).

Cette puissance du nom a été récemment reprise avec grande vigueur par Boulgakoff ; parlant de la prière de Jésus : « La force de cette prière ne réside pas dans son contenu qui est très simple et très clair, mais dans le nom très doux de Jésus. Les ascètes témoignent de ce que ce nom renferme la force et la présence de Dieu. Non seule­ment Dieu est invoqué par ce nom mais il est déjà présent dans cette invocation. On peut l'affirmer certainement de tout nom de Dieu mais il faut le dire surtout du nom divin et humain de Jésus qui est le nom propre de Dieu et de l'Homme. Bref, le nom de Jésus, présent dans le cœur humain lui communique la force de la déification que le rédempteur nous a accordée » (2). Le célèbre Jean de Cronstadt (1829-1909) que Boulgakoff cite parmi ceux qui accordent une puis­sance très élevée au nom paraît cependant plus nuancé. S'il écrit en effet : « ... lorsque dans ton cœur, tu dis ou prononces le nom de Dieu, du Seigneur de la sainte Trinité ou de Dieu Sabaoth, ou du Seigneur Jésus-Christ, dans ce nom tu as déjà tout l'Etre du Seigneur... », il donne dans un autre texte l'impression que, pour lui, la puissance du nom est inséparable de la ferveur venant du cœur de celui qui le prononce ». « Qu'un cœur, dont la foi n'est pas solidement établie, n'aille pas s'imaginer que la Croix ou le nom de Jésus agissent mira­culeusement par eux-mêmes et non par le Christ ; cette même croix et ce même nom de Jésus n'accomplissent pas de miracles si je ne vois pas des yeux de mon cœur ou par ma foi le Seigneur Jésus et si je ne crois pas de tout mon cœur ce qu'il a accompli pour mon salut »... « ne prononce jamais le nom de Dieu avec légèreté... » (3). Quant aux Récits du Pèlerin russe ils affirment : ... « le Nom de Jésus-Christ invoqué par la prière contient en lui-même une puissance salvatrice qui existe et agit d'elle-même... » (6e Récit) « ... Il semble qu'une concep­tion aussi extrémiste de la puissance accordée au nom ne va pas sans entraîner certains dangers en conférant au nom une sorte de vertu « magique ». Si nous nous reportons précisément aux Actes des Apôtres dans lesquels Briantchaninoff puise le récit du miracle de la porte du Temple, nous y verrons l'échec (Ch. XIX) des exorcistes

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(1)        Petite Philocalie (Gouillard, id., p. 87).

(2)        Boulgakoff, L'orthodoxie, Paris 1932, p. 200.

(3)        Jean de Cronstadt, Ma vie en Christ (en russe), Moscou 1894.

juifs itinérants qui entreprirent, à leur tour, de prononcer sur les possédés de l'esprit malin, le nom du Seigneur Jésus, C'est parce que Dieu a revêtu Pierre d'un charisme spécial que celui-ci a accompli le miracle du Temple ; aucune « technique du nom », si élevée et spiri- tualisée fût-elle, ne pourrait donner à un chrétien qui n'en est pas revêtu par Dieu un don de thaumaturge (4). La sagesse ne serait-elle pas dans l'attitude, à l'égard du nom, du moine Silouane de l'Athos qui, nous dit-on, « portait constamment dans son cœur le nom très doux du Christ, car la prière agissait continuellement en lui. Il se tint cependant à l'écart de toute discussion au sujet de la nature du nom... le nom que le staretz donnait le plus souvent à Dieu était : Seigneur (5).

Les « discussions » auxquelles il est fait allusion concernent un conflit mi-politique mi-spirituel qui surgit au Mont Athos peu avant la guerre de 1914. Un certain nombre de moines russes — générale­ment d'anciens militaires — pratiquaient une doctrine selon laquelle le nom même de Jésus était la divinité, ces moines « onomatodoxes » furent arrêtés au Mont Athos, transférés en Russie et répartis dans différents monastères (6).

           (4)   « Le nom de Jésus n'est pas un « talisman », écrit l'Evêque Thêophane.

                 (5)   Silouane — Moine du Mont Athos — Bd. Présence, Paris, 1973. Voir annexe note 1 page 67.

           (6)   Cf. Etudes n° 26 - janvier 1913.

 

Lattention - La sobriété

Attention et oraison sont inséparables. « L'attention, en quête ^ d'oraison, trouve l'oraison, car s'il est une chose qui suit l'oraison ^ c'est l'attention» (Evagre, de Oratione 140). il est, d'ailleurs, deux I sortes d'attention ou plus précisément deux moments dans l'attention | qui toujours se rejoignent. Il y a l'attention que l'on porte à chacun j des mots de l'invocation au fur et à mesure que celle-ci est prononcée, J à haute voix ou mentalement, mais il y a aussi l'attention (ou sobriété) j qui, dans le combat spirituel livré contre les passions, joue en quelque L sorte le rôle de veilleur, de sentinelle empêchant les pensées de venir rï troubler celui qui prie. Il est évident que la première forme d'attention j conduit à la seconde si elle est appliquée avec grand soin et persévérance, f

Pour ce qui est de la manière de prononcer la formule d'invoca­tion, Briantchaninoff dans sa « Contribution au monachisme contem­porain », fait les recommandations suivantes : « D'abord prends pour L règle de prononcer cent invocations avec attention et sans hâte ; par ; la suite, si tu vois que tu peux en prononcer plus, ajoute une autre j centaine. Prononcée sans hâte et avec attention, une telle prière exige J trente minutes environ ; certains de ceux qui s'y exercent ont besoin f d'un temps plus long. Ne prononce pas les invocations rapidement y mais l'une après l'autre, lentement, fais une courte pause après chaque invocation, tu permettras ainsi à ton esprit de se concentrer. Une pro- [ nonciation ininterrompue des invocations dissipe l'esprit. Respire atten- j tivement, respire lentement et doucement ; cette méthode préserve de i la dissipation (Tome V, p. 110) ». Nous voyons par ce texte très précis V que Briantchaninoff ne veut, dans la répétition de l'invocation de la f prière de Jésus, rien qui puisse avoir un caractère tant soit peu « mé- canique ». En quoi il est toujours parfaitement d'accord avec l'Evêque ; Théophane qui écrit dans une lettre : « N'oubliez pas que l'on ne doit pas se borner à la répétition mécanique des paroles de la Prière de Jésus. Ceci ne conduira à rien si ce n'est à l'habitude mécanique de répéter cette prière avec la langue, sans même y penser ; ceci, bien sûr, ne serait pas un mal mais constituerait la limite extérieure la plus extrême de cette activité ». (Recueil de lettres).

Les conseils de ces deux maîtres de la Prière de Jésus peuvent paraître évidents. Depuis Jean Climaque demandant d'« appliquer son intelligence à chaque mot de la prière », tous les maîtres d'oraison ont insisté sur l'attention. Il nous faut cependant noter que ces instruc­tions ne sont ni superflues, ni allant de soi. Certains auteurs, tel celui des Récits du pèlerin russe, exigeant — avant tout — la quantité des invocations. Certes Briantchaninoff également, suivant en cela Calliste et Ignace Xanthopoulos, dira que « la fréquence conduit la prière imparfaite à la perfection » mais à la condition que la quantité ne nuise pas à la qualité (Exercice de la prière). Autre chose est prier fréquemment, longuement avec attention, autre chose est vou­loir accumuler un nombre croissant d'invocations.

Cette attention attachée au début à chaque mot prononcé conduit à la « garde de l'intellect et de l'esprit » : « La gardé de l'intellect, la préservation de l'intellect, la sobriété, l'attention, l'ascèse de l'intel­lect, la prière de l'intellect sont des appellations diverses d'un seul et même exploit ascétique et spirituel dans ses différentes manifestations ». (Généralités). Les Pères ont toujours enseigné les dangers de laisser pénétrer les passions et de leur permettre de s'enraciner. « Sois le portier de ton cœur et à toute pensée qui se présente adresse cette question : « Es-tu des nôtres ou des adversaires ? - ». Ceux qui s'approchent du Seigneur —• écrit Macaire — doivent faire leur prière dans un état d'«hésychia », de paix, de grande tranquillité, sans cris malsains et confus, mais en appliquant leur attention au Seigneur par l'effort du cœur et la sobriété des pensées » (1). Nous aurons à revenir sur ce combat, non seulement contre les passions mais contre les pensées. Notons dès maintenant que l'homme créé exempt de passions, de ces passions « surajoutées » à l'âme et qui ne lui sont pas naturelles, se doit de les « refouler » dans son oraison. Cette «garde» constante est évoquée de manière suggestive par Hésychius de Batos : « La sobriété c'est une faction immobile et persévérante de l'esprit à la porte du cœur, pour distinguer

(1) Macaire, VIe Homélie — Cité par Bouyer, La spiritualité du Nouveau Testament et des Pères, Aubier, 1960.

subtilement ceux qui se présentent, écouter leurs propos, épier les manœuvres de ces ennemis mortels, reconnaître l'empreinte démoniaque qui tente de saccager notre esprit». (2).

« Ecraser la tête des serpents, chasser un clou par un autre, massa­crer les enfants de Babylone... » telles sont quelques-unes des expres­sions employées dans les textes patristiques pour dépeindre ce combat spirituel livré dans l'oraison, combat incessant, mené avec une scru­puleuse attention : « Il n'est pas rare que, d une inattention, semble- t-il, insignifiante, d'une négligence ou d'un excès de confiance que l'on ne remarque même pas, surgissent des conséquences qui influencent la vie, le destin éternel de l'ascète (Briantchaninoff, Généralités, p. 73). Saint Basile, notamment, considère que le péché de la pensée est plus promptement commis que le péché en acte, il s'ensuit qu'une vigilance de l'intellect à l'égard des pensées doit s'exercer sans aucune relâche.

Mais cette exigence combien absolue de l'attention nous ramène aux difficultés que comporte la conciliation entre l'oraison et toutes les autres activités intellectuelles tant soit peu absorbantes et nous fait mieux saisir l'origine et la nécessité des invocations courtes et fréquentes pour le maintien du « souvenir de Dieu ». Les bruits du monde produisent sur notre esprit un effet semblable à celui d'un « essaim de moucherons en été ». « La grande affaire pour les hésy- chastes c'est d'avoir, a priori, une parfaite indifférence pour toutes les choses humaines si raisonnables qu'elles puissent paraître » (Jean Cli

Maque).

(2) Philocalie, Edition 1895 — Tome II, p. 114 (en russe).

 

L' Humanité du Christ

L'attention — ou sobriété — dans la prière de Jésus ne doit surtout pas conduire l'orant à une représentation d'images si élevées soient- elles et notamment à des représentations de l'Humanité du Christ. Briantchaninoff est particulièrement explicite sur ce point «... La manière de prier la plus dangereuse, la plus fausse est celle où celui qui prie forme des pensées ou des images qu'il croit emprunter aux Saintes Ecritures mais qui proviennent en réalité de son propre état, état déchu, état de pécheur, s'abusant lui-même. Il est bien évident que tout ce que suscite l'imagination en notre nature déchue, corrompue par le péché, n'existe pas en réalité. Tous les Saints Pères qui ont décrit l'exercice de la prière spirituelle interdisaient non seule­ment de former volontairement des images mais aussi d'y acquiescer volontairement et de s'incliner devant des images et des visions qui peuvent nous survenir inopinément, indépendamment de notre volonté... En aucun cas, dit Grégoire le Sinaïte, n'accepte ce que tu pourrais voir de tes yeux sensibles ou à l'aide de ton esprit, intérieurement ou en dehors de toi, que ce soit l'image du Christ, ou de l'ange ou de quelque Saint ou si une lumière t'apparaît... n'accorde aucune attention à quelqu'apparition fût-elle véridique et sainte... » (Tome I, p. 132).

Briantchaninoff est ici, une fois de plus dans la pure ligne d'Evagre : « Ne désire pas voir sensiblement des Anges ou des Puis­sances ou le Christ pour ne pas perdre complètement le bon sens en accueillant le loup au lieu du berger et en adorant les démons enne­mis » (de Oratione, 115) et ailleurs «ne te figure pas la diversité en toi ; quand tu pries, ne laisse pas ton intelligence subir l'impression d'aucune forme, mais va, immatériel à l'immatériel et tu comprendras. » (De Oratione, 66).

Au xviii0 siècle, Nicodème l'Hagiorite, dont nous aurons à reparler, reprend cette parole d'Evagre, la commente ainsi : « Car, puisque Dieu est en dehors de tout le sensible et de tout l'intelligible et au-dessus de tout cela, pour cette raison l'esprit lui aussi cherchant à s'unir à Dieu par l'oraison doit sortir de tout ce qui existe de sensible aussi bien que d'intellectuel, monter au-dessus de tout cela, afin d'obtenir l'union divine... » « Quant à sa volonté qu'elle s'attache tout entière aux paroles même de la prière, de sorte que son esprit, son discours intérieur, et sa volonté, ces trois parties de l'âme soient un et que l'un soit les trois ; car de cette manière l'homme étant l'image de la Sainte Trinité, s'attache et s'unifie avec son prototype »(l).

Nous pouvons juger par ces différentes citations combien les Pères ont, d'une manière générale, été réticents à l'égard de toute manifestation sensible dans la vie spirituelle. Peut-être cependant ce que l'on a appelé la spiritualité sinaïtique a-t-elle cédé quelque peu à une perception expérimentale du surnaturel ; cette tendance qui s'an­nonçait déjà chez un Diadoque paraît s'épanouir en Syméon le Nouveau Théologien qui, sous cet aspect, représente une forme de spiritualité exceptionnelle en Orient. Son « indépendance » et l'expression de ses expériences mystiques ainsi que cette conscience du surnaturel qu'il voulait reconnaître en chacun de ses moines n'ont pas été sans lui valoir de nombreux ennemis lesquels s'en tenaient à la ligne des Pères du désert dont les Apophtegmes abondent en mises en garde telles que : « Un saint, plein d'amour de Dieu et de zèle pour la prière, rencontra, tandis qu'il allait dans le désert, deux anges qui l'encadrè­rent et firent route avec lui, mais il ne leur accorda aucune attention pour ne pas perdre le meilleur » ou bien : « A un frère apparut le diable transformé en ange de lumière et lui dit : je suis l'ange Gabriel et je suis envoyé vers toi. Mais le frère répondit : Vois si ce n'est pas à un autre que tu es envoyé, je ne suis pas digne de tant d'honneur » ; ou bien encore : « Le Christ se montre à un moine, mais le moine ferme les yeux — Alors le diable lui dit : je suis le Christ, pourquoi fermes-tu les yeux ? Le moine répond : je ne veux pas voir le Christ en cette vie, mais en l'autre ».

De cette même lignée est l'Evêque Théophane : Il faut s'efforcer de prier sans image de Dieu. Demeure dans le cœur, avec la foi que Dieu est là, présent, mais comment II est, ne te le représente pas ».

(1) Nicodème Encheiridion, chap. 10, cité par P. Hausherr. La méthode | d'oraison Besychaste, Orientalia Christiania, EX, 1927.

Cette recommandation de ne pas s'arrêter aux manifestations spiri­tuelles issue des premiers Pères a également prévalu chez nombre de mys­tiques occidentaux : Maître Eckhart, Saint Jean de la Croix, M. Olier... De Saint Jean de la Croix notons ce passage intéressant, très voisin de celui de Briantchaninoff cité plus haut : «...l'âme doit rejeter toutes ces imaginations ou représentations... Elles n'ont en effet aucune proportion, aucun rapport immédiat avec Dieu et n'ont pas plus de puissance que les représentations corporelles qui proviennent des cinq sens extérieurs : la raison, la voici : l'imagination ne peut rien produire ou représenter en dehors de ce que les sens extérieurs ont expérimenté. Ceux donc qui se représentent Dieu sous quelques-unes de ces images... et qui croient par là acquérir quelque ressemblance avec Lui, s'en éloignent au contraire beaucoup » (2).

Cette question fut d'ailleurs l'objet d'un différend amical entre Saint Jean de la Croix et Sainte Thérèse d'Avila qui au contraire se représentait souvent, dans ses oraisons, des scènes de la vie du Christ : « ... nous devons, d'autant moins, travailler à nous écarter de notre plus grand bien l'Humanité sacrée de notre Seigneur Jésus-Christ » (3) écrit-elle, et elle reprend vivement : « Ceux qui recommandent beau­coup d'éloigner toute imagination corporelle et de s'élever à la contemplation de la divinité, car bien qu'il s'agisse de l'Humanité du Christ — disent-ils — c'est une gêne pour ceux qui sont bien avancés, cela les empêche d'atteindre la contemplation la plus parfaite » (4).

D'Olier, citons ce passage : « La Sainte Lumière de la foi est si pure que les lumières particulières sont impuretés à côté d'elle et même- les idées des Saints, de la Très Sainte Vierge, de la vie de Jésus en Son Humanité sont des empêchements à la vue de Dieu pur» (5).

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(2)        Saint Jean de la Croix (1) Œuvres complètes - Paris, 1947 - p. 148.

(3)        Sainte Thérèse d'Avila, Œuvres complètes - Paris, 1964 - p. 988.

(4)        Ibid., p. 147.

(5)        Cité par Henri Bremond, Histoire du sentiment religieux. T. m, p. 501.

 

L'illusion

C'est toujours en se référant à la misère de l'homme consécutive au péché de ses ancêtres que Briantchaninoff va nous mettre en garde 1 f contre l'illusion. La crainte de l'illusion dans la prière a chez lui le ; § le caractère d'une véritable obsession. Pour Briantchaninoff l'illusion i I est inviscérée en chaque homme : « Nous sommes tous dans l'illusion, l'illusion est l'état dans lequel se trouvent tous les hommes sans excep­tion »... elle est une altération de la nature humaine par le mensonge... i la plus grande illusion consiste à se reconnaître exempt d'illusion ». Et [ fi voici comment l'illusion agit dans letre humain : « L'illusion est l'appro priation par l'homme du mensonge pris pour la vérité. Elle agit d'abord ? | sur la forme des pensées, puis ayant été acceptée et ayant corrompu la I | forme des pensées, elle se communique au cœur et corrompt les senti- J

ments du cœur » (Tome I, p. 130).           

En somme, déguisé en ange de lumière, l'esprit mauvais a déjoué! la «garde du cœur» et, en s'y introduisant fait croire à Forant que1 ; les images, les manifestations sensibles, les suavités qu'il peut ressentir f k seraient le fruit de son oraison et dont il tirera — pour son plus f j; grand dommage — une certaine vanité. « ... le démon associe sa suf­fisance à la suffisance de l'homme» (Généralités, p. 78) ... « nous) affirmons que ceux qui s'inventent pour eux-mêmes des visions de1 / grâce et se laissent flatter et tromper par elles, sombrent dans le leurre; et l'illusion démoniaque...» (Exercice, p. 104). A la limite, l'illusion! , peut conduire au suicide, tel ce moine dont il nous dit qu'il était, « possédé » alors que tous, autour de lui, admiraient ce qu'ils prenaient) J pour un charisme (Généralités, p. 78). Cependant cette crainte de l'illusion ne doit pas nous détourner de la prière de Jésus. Certains! ,, — et, certainement Briantchaninoff, font allusion à des détracteurs1 de la prière de son époque — sous prétexte d'éviter l'illusion conseil-i lent de s'abstenir de la Prière de Jésus. Ce serait défendre de se promener en forêt sous prétexte que l'on peut y rencontrer un loup Il est vraisemblable que parmi les détracteurs de ce mode d'oraison certains redoutaient les abus et les déformations auxquels elle a certai­nement donné lieu ; nous aurons à revenir sur ce point. Briantchaninoff laisse éclater son indignation à leur égard dans cette page véhémente des « Généralités » : « Comment donc cette force qui seule donne le salut, peut-elle dégénérer en conduisant à la perdition ? » ... et de fustiger ceux qui, par peur de l'illusion, interdisent l'usage de cette prière. Il est d'ailleurs à noter qu'au siècle précédent, Paissy Velit- chkovsky s'en prenait avec non moins de véhémence à ceux qui prétendaient s'opposer à ce mode d'oraison.

Mais comment combattre l'illusion ? L'illusion provenant essen­tiellement de l'orgueil, d'une autosatisfaction pleine de suffisance, c'est par la vertu qui lui est opposée — l'humilité — qu'il la faut combattre. Chaque fois que notre imagination aura tendance à nous emporter dans notre prière, à des pensées orgueilleuses, ayons recours à des sentiments d'humilité en confessant notre imouissance. C'est

donc un brûlant repentir qui chassera, en celui qui prie, toutes les velléités de ressentir des états «élevés et suaves». « ...A ce malheur (l'illusion) sont soumis ceux qui s'excercent à la prière et qui en ont exclu l'usage du repentir, cette exclusion du repentir excitant en eux-mêmes l'amour pour Dieu (l), la saveur, l'enthousiasme ; ils ne font ainsi qu'accroître leur état de déchéance, ils deviennent étrangers à Dieu, entrent en relation avec Satan, contractent de la haine pour l'Esprit Saint » (Tome I, p. 143). Dans un autre passage Briant­chaninoff ramène sans ménagement à sa vraie condition, par la voie de l'humilité, l'âme qui aurait tendance à se croire digne de très hautes consolations. « Que le saint et pur Jean le Théologien repose sur la poitrine de Jésus, lui le disciple que Jésus aimait, que se joignent à lui les autres saints de Dieu, familiers du Saint Amour. Là n'est pas notre place, notre place est dans la foule des estropiés, des paralytiques, des sourds, des muets, des possédés du démon. Nous leur appartenons par l'état dans lequel se trouvent nos âmes et c'est au milieu d'eux que nous approcherons le Sauveur... » Il n'est cependant pas impossible que la vérité se manifeste intérieurement à l'homme mais il y faut une grâce toute particulière qui n'est accordée qu'à celui qui s'en est rendu capable par son obéissance

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(1) Briantchaninoff distingue avec soin l'amour authentique pour Dieu, fruit de l'accomplissement des commandements d'un amour à caractère sentimental. C'est à cètte forme d'amour qu'il fait ici allusion.

aux commandements et par la pratique de l'Ecriture et des Pères »... La vérité peut se manifester aussi à l'homme intérieurement. Mais, à quel moment ? Lorsque, selon les paroles du Sauveur, l'homme sera « revêtu des forces d'en haut » (Luc XXIV, 49). « Lorsque viendra l'Esprit de Vérité, Il nous fera accéder à la vérité tout entière (Jean XVI, 13). Mais si, avant la venue manifeste de l'Esprit — apanage des saints — quelqu'un s'imagine entendre en soi la manifestation de la vérité, il ne fait que flatter son orgueil, se tromper lui-même, il entend plutôt la voix de celui qui, au Paradis, disait « soyez comme des Dieux» (Genèse, 3-5). Et c'est cette voix qui lui semble être la voix de la Vérité ! Apprends la vérité par l'Evangile et dans les Pères, communie par la lecture à l'Esprit Saint qui demeure dans l'Evangile et dans les Pères, c'est là un im­mense bonheur L. mais un bonheur plus élevé, le bonheur d'entendre la vérité du Très Saint Esprit lui-même, je n'en suis pas digne, j'en suis incapable... » (Tome I, p. 38).

Nous pourrons mieux saisir ce qu'en fait le repentir représente pour Briantchaninoff en lisant la très belle définition qu'il en donne ; il met sous ce mot tout le comportement de l'homme en face de la transcendance divine, la conscience infinie de Dieu. «... le repentir c'est le désavœu de toute vertu qui ne serait qu'humaine ! le repentir place toute son espérance dans le Rédempteur... C'est pour venir au secours de notre impuissance que Dieu nous a donné le repentir ». (Tome V, p. 475).

Notons aussi — car cette remarque est importante pour la place que tient la Prière de Jésus dans la vie monastique — que Briantcha­ninoff considère comme tout spécialement vulnérables à l'illusion et j à la « suffisance » les moines qui, tout en se soumettant aux pratiques de la vie monastique quant à la prière : offices divins, psalmodies. | règles de prière en cellule, négligent la Prière de Jésus. « Ils s'irna- : ginent » dit-il « vivre selon la règle et n'ont que mépris pour ceux , qui s'adonnent à cette prière, ils les critiquent, les enseignent, se posent j en « pasteurs de brebis » alors qu'ils ne sont qu' aveugles conduisant d'autres aveugles ». Nous verrons d'ailleurs, par la lecture des Généralités ! sur la Prière de Jésus que l'une des premières phrases de Briantchaninoff sera pour déclarer indispensable, à tous les moines sans exception, , l'usage de cette forme d'oraison.

 

"Le Passage 7

Parvenus à ce point de notre connaissance de la Prière de Jésus nous sommes en droit de nous demander pour quelle raison une invocation aussi simple, prononcée aussi souvent que possible avec attention — ce qui est le sort de toute prière — a pu engendrer de telles controverses, être entourée d'un tel mystère, et surtout, chez Briantchaninoff, de tant de recommandations empressées. Comment cette si simple prière peut-elle mener « à l'obscurcissement », à la corruption, l'altération, la déroute de l'intellect, la soumission au démon «et finalement» à la perdition (Exercice de la prière). « Elle est terrifiante, cette prière » et ailleurs : « Il n'est pas sain pour toi — dit Briantchaninoff à son élève — de connaître ce qui va suivre ».

Pourquoi une oraison aussi simple exige-t-elle une telle préparation, un enseignement aussi précis que celui de n'importe quelle science, une « particulière prudence », un cycle comportant « un commencement, un milieu et une fin ? » (Généralités).

Pourquoi une méthode est-elle indispensable ? (Exer. de la prière, p. 93).

C'est que cette prière — qui constitue l'ossature de la « praxis » — peut aussi, nous explique Briantchaninoff, conduire, sous la motion de la grâce divine, ceux qui s'y adonnent « avec succès » à la prière pure, c'est-à-dire à une contemplation dans l'absence de toutes passions mais en leur faisant traverser un passage semé d'embûches et de dangers. Avant de suivre avec Briantchaninoff ce « passage » qu'il nous dépeint comme nous le verrons, avec force détails, il nous faut auparavant souligner un trait dominant de la spiritualité de Briantchaninoff faute de quoi il nous paraît impossible de saisir toutes les vertus qu'il attribue à cette prière ainsi que les états élevés auxquels elle peut conduire. Ce trait dominant consiste dans le sentiment aigu qu'il a de la chute l'humanité par la transgression originelle et des ravages causés en chaque homme par cette chute. Les textes abondent chez lui — tous dans la plus pure ligne de la tradition patristique — où il nous entretient de cet état originel et de sa perte par le péché d'Adam : «... Cette relation à Dieu, tout le genre humain l'a perdue par la chute à la suite du péché de nos ancêtres. La perte est le partage de tous les hommes qu'ils soient bons ou mauvais. Nous som-l mes conçus dans l'iniquité, nous naissons dans le péché »... « Les parties hétérogènes qui constituent mon être : l'intellect, le cœur, le ; corps sont disloqués, désunis, ils agissent en contradiction l'un à l'égard de l'autre ; ils s'opposent l'un à l'autre... Oh que nous sommes im- j puissants, comme nous a pervertis, comme nous a aveuglés notre ' chute ! Il ne subsiste plus dans notre nature la moindre parcelle qui ( ne soit blessée, condamnée par le péché, aucun de nos actes n'est [ exempt d'une parcelle de mal » (1). Mais le Sauveur est venu, le Christ,

Fils de Dieu s'est incarné : « Le Fils de Dieu s'est incarné, le Verbes de Dieu, la vérité de Dieu. Notre pensée est corrigée, purifiée par ia 1 vérité, notre esprit est devenu capable de relation avec l'Esprit Saint, j Par l'Esprit Saint, notre esprit, blessé à mort d'une mort éternelle, ! se trouve vivifié. L'intellect alors est entré dans la connaissance et la vision de Dieu»... juste est le Seigneur dans sa miséricorde, dans cej rachat. Il a élevé son image plus haut qu'à la création » (Tome II, p. 123).           j

C'est donc seulement en prenant conscience de l'état de déchéance dans lequel il vit au milieu des péchés que l'orant pourra, dans sa j prière, ressentir le changement qui va s'opérer en lui. Nous pouvons1 maintenant suivre avec Briantchaninoff le « dynamisme intérieur » de ; la prière de Jésus qui se développe sous l'action de la grâce divine et I qui va conduire à cette réunification des puissances de l'homme et à cette « déification » rendue possible par l'Incarnation du Verbe, Briant- j chaninoff va d'abord nous indiquer les grandes lignes de l'évolution possible de la prière. « L'exercice de la prière de Jésus comporte j deux subdivisions principales ou périodes qui s'achèvent dans la? « prière pure » couronnée par l'« apathéia » ou perfection chrétienne r pour ceux auxquels Dieu daigne l'accorder... » Dans la seconde période, la grâce de Dieu se manifeste d'une manière sensible unissant l'intellect

(1) On pourrait appliquer à Briantchaninoff cette appréciation du P. Haus- herr sur Ephrem le Syrien : Sans se lasser — jusqu'à lasser le lecteur moderne — j il accable l'esprit humain des preuves de son impuissance. Orientalia Christiania, j 1925, « les grands courants de pensée orientale ».

 

au cœur et donnant la possibilité de prier avec attention. « ... Ayant ainsi indiqué l'évolution de cette oraison, Briantchaninoff va longue­ment s'attarder à la réunification de l'âme, du corps et du cœur par la vertu de cette prière après avoir une fois de plus tracé le tableau de la misère de l'homme déchu... » « ... Il faut expliquer, rendre compréhen­sible cette union de l'intellect, de l'âme et du corps pour ceux qui ne l'ont pas ressentie afin qu'ils puissent la reconnaître lorsque, par la miséricorde divine, elle commencera à apparaître en eux. Cette union est parfaitement manifeste, pleinement sensible, ce n'est pas quelque chose d'imaginaire ou quelque chose que l'on s'approprie par un falla­cieux orgueil. On peut, en partie, l'expliquer par l'état opposé" dans lequel nous nous trouvons habituellement. L'état opposé — la division de l'intellect, de l'âme et du corps, leur action sans coordination se transformant souvent en actes opposés l'un à l'autre, telle est la mal­heureuse conséquence de la chute de nos ancêtres. Qui ne voit en soi ces actions discordantes ? Qui ne ressent ce combat intérieur et les souffrances qu'il cause ? Qui ne reconnaît dans ce combat, dans ces souffrances souvent intolérables notre infirmité, le signe, le témoignage convainquant de notre chute ? Notre intellect prie ou bien médite dans de pieuses dispositions, mais dans notre corps se meuvent différents .désirs impurs, différentes tendances passionnées ; elles tirent l'intellect hors de son exercice et, fréquemment, l'entraînent. Les sens les plus charnels, surtout la vue et l'ouïe, agissent à l'encontre de l'intellect, lui présentant sans cesse des impressions du monde matériel, le condui­sant à la dissipation, à la distraction... » (Tome II, p. 209). « ... Lorsque par sa force, le combattant du Christ aura dominé les mouvements de son sang et en aura réduit l'action sur son âme, alors commenceront progressivement à apparaître dans l'âme des mouvements spirituels, des subtiles connaissances divines se présenteront à l'intellect et l'inci­teront à les considérer ; elles commencent à le dissuader d'errer de toutes parts en se concentrant sur eux ; le cœur commencera, dans une abondante humilité, à entrer en sympathie avec l'intellect. Sous cette influence spirituelle, les mouvements du sang sur l'âme se réduisent définitivement, le sang se met à remplir les fonctions qui lui sont natu­relles dans un composé charnel et il cesse de servir celles qui ne lui sont pas naturelles : les instruments du péché et du démon. Le Saint- Esprit réchauffe l'homme spirirituellement, humectant et refroidissant lame qui, jusqu'alors, ne connaissait que la chaleur due au sang. A 1 apparition, dans les pensées, du Soleil de Justice, les animaux qui occupaient la pensée regagnent leurs tanières et l'ascète quitte les ténèbres de la prison — où il était retenu par le péché et les esprits déchus — pour une activité spirituelle, pour des succès, des victoires jusqu'à son passage à la vie éternelle qui ne connaît pas de déclin (Ps. 103, 22-23). Sous l'effet bienheureux de l'Esprit-Saint commen­cent à se répandre en lui un silence inaccoutumé, un engourdissement à l'égard du monde, de ses agitations, de ses péchés, de ses servitudes. Le chrétien se réconcilie avec tout et tous grâce à une méditation étrange, humble et hautement spirituelle à la fois, inaccessible dans l'état charnel et psychique. Il commence à ressentir de la sympathie pour l'humanité entière et pour chacun en particulier. Cette sympathie se transforme en amour. Puis son attention commence à se concentrer sur la prière dont les mots produisent progressivement sur l'âme une impression puissante, inhabituelle et commencent à la troubler. Enfin, petit à petit, le cœur et l'âme tout entière commencent à se mouvoir avec l'intellect, et, à la suite de l'âme, le corps lui-même est entraîné dans cette union... » (Tome II, p. 217).

Dans un chapitre de sa « Contribution au monarchisme contempo­rain » consacré à la Prière de Jésus, Briantchaninoff écrit : « ... L'union de l'intellect et du cœur, c'est l'union des pensées spirituelles de l'in­tellect et des sentiments spirituels du cœur. Par la chute, les pensées et les sentiments de l'homme se sont transformés de spirituels en charnels et psychiques ; il faut donc, à l'aide des commandements évangéliques, élever l'intellect et l'esprit à des pensées et à des sentiments spirituels. Lorsque l'intellect et l'esprit auront recouvré leur santé, ils s'uniront dans la pensée de Dieu. Alors, dans la partie supérieure du cœur où résident les forces spirituelles — l'esprit — se formera un temple merveilleux, temple non édifié de main d'homme, temple spirituel, Saint des Saints où l'intellect consacré par l'Esprit-Saint pénètre pour y adorer Dieu en esprit et en vérité... » (Tome V, p. 116). Et dans ce même chapitre, Briantchaninoff revient une fois de plus sur les conditions préalables indispensables à cette union : « L'intellect et le cœur ne peuvent s'unir s'ils ne se détournent pas entièrement de l'être déchu, s'ils ne s'adonnent pas entièrement à l'Evangile, en le prenant pour guide, s'ils n'attirent pas sur eux la grâce du Saint-Esprit en suivant les commandements évangéliques ».

Cependant, en raison même de l'état d'impuissance auquel a été réduit l'homme, il ne pourra entreprendre cette « reconstitution » de l'unité en lui que très lentement, très péniblement, en se heurtant à chaque instant aux obstacles suscités par l'adversaire. Et d'abord, il y faut une certaine maturité, une expérience personnelle. « C'est peu d'étudier les passions avec leurs innombrables ramifications dans les livres des Pères, il faut les lire dans le livre vivant de l'âme et en acquérir une connaissance expérimentale. Il est bien évident qu'il faut — pour cela — de nombreuses années... ». Et les premiers indices d'un certain progrès dans l'exercice de la prière se manifestent par le « retour de l'homme sur lui-même », dans son approfondissement, dans son union à lui-même : « ... Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes pensées, de toute ta force, c'est le premier commandement. » {Marc XII, 30). Il est bien évident que l'on ne peut accomplir le plus élevé, le plus important des commandements autrement que par la prière de l'intellect, du cœur, de 1'âme, par laquelle l'orant se sépare de toute créature et tout entier, de tout son être, tend vers Dieu. Ainsi tendu vers Dieu l'orant s'unit soudainement à lui-même et se voit guéri par le contact du doigt divin. L'intellect, l'âme et le corps, jusqu'ici divisés par le péché, se rejoignent soudain en Dieu dans leur unité. Cette union produite grâce à Dieu, produite par Dieu constitue en même temps l'union de l'homme avec lui-même et son union à Dieu. A la suite de cette union, ou en même temps, surviennent les dons de Dieu ; plus exacte­ment, cette union est don de l'Esprit, le premier de ces dons de l'Esprit, le don par lequel se réalise cette union, est la paix de Dieu... » (Tome II, p. 217). En un très beau passage Briantchaninoff dépeint la victoire remportée sur les forces démoniaques par l'homme dont les puissances se sont unies dans cette tension vers Dieu, l'homme se trouve tout entier «enveloppé dans la prière». Mais lorsqu'en vertu de l'iné­puisable miséricorde divine l'intellect commence, dans la prière, à sunir au corps et à 1 ame, alors l'âme, petit à petit d'abord, puis tout entière, commence à s'orienter avec l'intellect vers la prière. Notre corps fragile se tourne enfin lui aussi vers la prière, ce corps créé par l'amour de Dieu et qui dans la chute contracta une concupiscence animale. Les sensations corporelles deviennent alors inactives : les yeux regardent et ne regardent pas, les oreilles entendent et n'entendent pas à la fois. L'homme tout entier se trouve alors enveloppé dans la prière, ses mains elles-mêmes, ses pieds, ses doigts participent de manière ineffable, mais avec évidence et perceptiblement à la prière et s'emplissent d'une force que les mots ne sauraient exprimer. L'homme qui se trouve par la grâce de Dieu et par la prière dans cet état de paix ne peut être touché par des pensées pécheresses quelles qu'elles soient — ce même homme pour lequel, auparavant, tout affrontement avec le démon représentait une défaite certaine — l'âme sent que le démon l'approche, mais la puissance de prière qui la remplit ne permet pas à l'ennemi d'approcher et de violer le temple de Dieu. L'orant sait que l'ennemi l'a approché, mais il ne sait ni dans quel dessein ni sous quelle forme de péché... » (Tome II, p. 220).

Parvenu désormais à cet état, ce n'est plus l'homme qui guide sa prière, c'est la grâce de Dieu qui, par le moyen de la prière, agit en l'homme, l'« enveloppe » totalement et confère à cette prière un dynamisme propre qui fait jaillir celle-ci, d'elle-même, du cœur de l'orant (2).

Cependant, accéder à un tel état ne va pas sans épreuves, et celui qui s'adonne à cette prière devra traverser les nuits et les ténèbres et, ici, c'est Syméon le Nouveau Théologien que va citer Briantchaninoff... « Au début, cet effort (d'unir l'intellect et le cœur) apparaît étrange­ment aride, il ne laisse prévoir aucun fruit. L'intellect, dans son effort à s'unir au cœur, rencontre tout d'abord d'infranchissables ténèbres, un cœur cruel et en sommeil qui ne s'éveille pas promptement à la compassion envers l'intellect ». Nous lirons la peinture d'un tel échec dans le très curieux et suggestif récit que fait Briantchaninoff de « l'intellect qui, en pleurs, cherche à s'unir au cœur ».

Tous les mystiques ont sans doute traversé ces nuits, et nombreux fHg sont ceux qui ont relaté les souffrances endurées sur la: voie vers Jy| l'union. Tous aussi ont ressenti le caractère éphémère de cette union, pj et à celui qui a ressenti cette paix du Christ, Briantchaninoff indique f g à quelles conditions il lui est possible, avec la grâce de Dieu, de s'y •maintenir. « ... Mais si tu sens que ton intellect s'est uni à ton âme et à ton corps, que tu n'es plus divisé par le péché, mais que tu formes un tout uni et entier, que la sainte paix du Christ souffle en toi, conserve avec le plus grand souci possible le don de Dieu. Que la prière et la lecture de livres saints soient ta principale occupation, n'accorde aux autres occupations qu'une importance secondaire, sois froid à l'égard des occupations terrestres et restes-y, si possible, étran­ger. La sainte paix est, comme le souffle du Saint-Esprit, subtile... elle s'éloigne rapidement de l'âme qui se conduit sans prudence en sa présence, de lame qui détruit cet état bienheureux, qui détruit sa fidélité par son indulgence au péché, se laissant aller à l'insouciance... »

 (2) Voir annexe notre 3 page 67.                                                                                                

En lisant le tableau que dresse Briantchaninoff de l'état de l'âme parvenue à « l'apatheia », nous mesurons tout le chemin parcouru depuis les débuts de la prière vocale, toute la transcendance qu'implique un tel état par rapport aux efforts qu'accomplissait le novice en se sou­mettant aux premières recommandations qui lui étaient prodiguées. « Atteindre l'apatheïa ou l'illumination ou, ce qui est la même chose, la perfection chrétienne, est impossible sans l'acquisition de la prière pure» (Généralités, p. 55)... Désormais l'orant se trouve dans un monde différent : « ... Cette paix bienheureuse du Christ par laquelle l'ascète, pénètre dans la prière pure est totalement différente d'un état d'esprit ordinaire, tranquille et agréable ; s'étant établie dans le cœur, elle enchaîne les mouvements séditieux des passions, elle délivre l'homme de la crainte — non pas en l'éloignant de ce qu'il redoute — mais par une présence vertueuse et bénie dans le Christ en qui le terrible ne fait plus peur selon que dit le Seigneur : « Je vous laisse ma paix, je vous donne ma paix. Ce n'est pas à la manière du monde que je vous la donne ... que votre cœur cesse de se troubler et de craindre... » (Jean XIV - 27) — Dans la paix du Christ réside, cachée, une telle puissance spi­rituelle qu'elle terrasse toutes les épreuves et tribulations terrestres. Cette paix provient du Christ lui-même. « En ce monde vous faites l'expérience de l'adversaire, mais, soyez pleins d'assurance, j'ai vaincu le monde » (Jean, XVI, 33). Invoqué par la prière du cœur, le Christ envoie dans le cœur une force spirituelle appelée paix du Christ que l'intelligence ne peut comprendre, que la parole ne peut exprimer, qui ne peut être atteinte que par une expérience bienheureuse de manière parfaitement incompréhensible... » (Tome II, p. 221). « Ce qui était effort et lutte dans le stade de la « praxis » est devenu en quelque sorte état de facilité dans le stade de l'« apatheia »... jusqu'à l'union, l'ascète accomplit les commandements avec la plus grande difficulté, en forçant et contraignant son être déchu ; après l'union de l'intellect et du cœur, la force spirituelle qui unit l'intellect au cœur les attire vers l'accomplissement des commandements, les rend légers, aisés, pleins de douceurs », dit le Psalmiste (Ps. CXIII 32... Tome V, p. 117). N' est-ce pas en fait de la part de Briantchaninoff un développement de cette constatation que nous trouvons chez Evagre : « ... Dans les étapes inférieures, il y a fatigue et lutte ; dans la contemplation de la Sainte Trinité, une paix et une tranquillité ineffables. »

Parvenir à cet état de paix n'a été possible que par l'attention, la sobriété, la vigilance de celui qui s'adonne à la prière de Jésus. La garde de l'esprit et du cœur a tenu à distance de l'orant non seulement les passions, mais les pensées aussi, et non seulement — notons-le bien — les pensées mauvaises, mais les bonnes aussi. Briantchaninoff se réfère à Nil de Sorsky : « Saint Nil de Sorsky enseigne le silence des pensées en ne permettant pas de penser, non seulement à quelque chose qui puisse avoir rapport au péché ou à l'agitation, mais même à quelque chose de profitable — voire même de spirituel. A la place de quelque pensée que ce soit, il exige de tourner constammnt son regard vers les profondeurs de son cœur en disant : Seigneur Jésus- Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur. » (Tome II, p. 279).

Ces sommets indiqués et exigés par Nil de Sorsky et Briantchani­noff ne coïncident-ils pas avec les exigences de la contemplation selon Evagre ? : « ... Tiens-toi sur tes gardes en préservant ton intel­lect de tout concept au temps de l'oraison, pour qu'il soit ferme dans la tranquillité qui lui est propre, alors celui qui compatit aux ignorants viendra sur toi aussi et tu recevras le don d'oraison très glorieux ». (De Oratïone 69). « Préserve ton intellect de tout concept », dit Evagre, et Briantchaninoff écrira : « Ce ne sont pas seulement les sentiments pécheurs et toute pensée pécheresse, mais toutes les pensées naturelles et toutes les sensations si ténues soient- elles et dissimulées sous une soi-disant impeccabilité qui détruisent l'union du cœur et de l'intellect, les opposant l'un à l'autre ; si l'on s'écarte de la direction que nous donne l'Evangile, tous les moyens et toutes les méthodes sont vains ; cœur et esprit ne s'uniront jamais. »

Pour que Dieu puisse venir demeurer dans le temple qu'il s'est édifié en chaque homme, il importe que ce temple soit auparavant libre de toute impureté, consacré uniquement à Celui qui doit le visiter ; nous trouverons dans le texte de Briantchaninoff intitulé « Le Pèlerin » une image de cette purification. Comment, d'ailleurs, pourrait-on mieux « créer ce vide » que par l'invocation de la Prière de Jésus ? « Le nom de Jésus frappe l'ennemi, dit saint Jean Gimaque, tandis que l'esprit emprisonné dans les paroles de l'invocation ne laisse nulle possibilité aux pensées de pénétrer ». La vigilance de la garde de l'intellect et du cœur a porté ses fruit. « Le travail du moine, c'est de « voir venir » les pensées » — lit-on dans les Apophtegmes des Pères du désert —. L'invocation de la prière a réussi, par l'attention apportée à son exercice, à ramener l'homme à un état proche de celui dans lequel il a été créé, l'intellect a été rendu à son objet. Diadoque de Photicé dépeint admirablement cet état : « L'intellect exige abso­lument de nous, quand nous fermons toutes les issues par le souvenir de Dieu, une œuvre qui doive satisfaire son besoin d'activité. Il faut donc lui donner le « Seigneur Jésus » comme la seule occupation qui réponde entièrement à ce but », et alors « ceux qui méditent sans cesse, dans les profondeurs de leur cœur, ce saint et glorieux nom, ceux-là peuvent aussi voir la lumière de leur propre intellect » (3). N'est-ce pas là parvenir è ce que Briantchaninoff appelle « le mystère au-delà de cette prière » ?

Briantchaninoff écrit que pour atteindre le second état, la seconde subdivision, il est indispensable de franchir d'abord le premier. Il sait, cependant, qu'une telle affirmation reviendrait à soumettre les desseins de la Providence à des conditions de temps ou de circonstances — ce qui est impensable ; la vision de Damas suffirait à nous en persuader. Mais il se montre, néanmoins, d'une grande méfiance à l'égard de ceux qui ont été l'objet de l'octroi d'une telle grâce, sans s'être livrés au labeur pénible de l'ascèse, et de l'obéissance, même si l'état auquel ils sont parvenus est parfaitement authentique et exempt d'illusion. « Certains furent, par la grâce divine, ravis hors du pays des passions et transportés dans le pays de l'« apatheia » et dispensés ainsi du labeur pénible et des épreuves réservées à ceux qui traversent l'océan agité, vaste et profond, qui sépare les deux états. Ils peuvent décrire en détail et avec précision le pays de l'« apatheia », mais ils ne peuvent rendre compte de la traversée de cet océan qui leur est inconnu et dont ils n'ont pas fait l'épreuve ». (Exercices de la Prière de Jésus, p. 116). Nous verrons qu'il dénie à ceux qui ne se sont pas astreints à l'ascèse le droit d'en enseigner la pratique. Parlant de Paissy Velitchkovsky que nous avons déjà mentionné, Briantchaninoff nous dit qu'il avait été gratifié de la prière pure par une grâce spéciale et non selon la règle commune. « Considérant qu'il n'avait pas franchi les dures étapes du «labeur», il se refusait à enseigner lui-même ses frères et confiait ce soin à ceux, parmi les startsi, qui avaient traversé les épreuves de la praxis ». La lecture des textes sur la Prière de Jésus nous montrera bien d'autres exemples de cette défiance. « Ceux qui, au contraire, ont acquis le don de prière après un long combat contre les passions, en se purifiant par le repentir après avoir édifié leur vie morale selon les

(3) Diadoque de Photicé, Sources chrétiennes, sur la Perfection spiri­tuelle, 186.

préceptes évangéliques enseignent la prière avec grande circonspection ; et avec précision... » (Exercices de la Prière de Jésus, p. 114).

Il n'est pas surprenant que les descriptions que fait Briantchani­noff de ce qu'est « la paix du Christ », des beautés du pays de l'apa­theia aient pu inciter bien des lecteurs, débutant dans la prière de Jésus d'espérer, de convoiter plus ou moins consciemment une tellej félicité. Parlant de l'illusion, nous avons vu avec quelle vigueur Briantchaninoff les en dissuadait, les mettant en garde contre les dangers de parvenir à un état contemplatif qui ne serait que le travail! de l'imagination. Il va, maintenant, achever de les décourager en leur parlant de la rareté de « l'apatheïa ». « Ceux qui ont atteint le mystère] qui s'accomplit au-delà de-cette prière, à peine en rencontre-t-on unt|j de génération en génération. » (Exercices de la Prière de Jésus, p. 102).[ | En cela Briantchaninoff ne fait que suivre l'enseignement des Pères, tels Jean Climaque, Grégoire le Sinaïte et d'autres : Au vu® siècle,, | Isaac de Ninive disait déjà : « Sur dix mille hommes, on en; g trouverait difficilement un qui ait accompli les commandements, les lois d'une manière appréciable et ait été jugé digne de la tranquillité! I de l'âme... Mais pour le mystère qui se trouve au-delà, on trouverait' 1 difficilement dans toute une génération un homme qui ait approché; f; cette connaissance de la gloire de Dieu ».

                                                                                                                                            

Aspect psychosomatique

On ne saurait parler de la Prière de Jésus sans en mentionner les aspects psychosomatiques ; ces aspects plus ou moins soulignés au cours de l'histoire de cette prière ont, à certaines époques, joué un rôle très important. Au demeurant, nous avons déjà vu et nous pourrons constater par la lecture des textes combien, pour Briantcha­ninoff, le corps se trouvait associé à l'évolution de cette prière, en ses différentes phases.

Il est indéniable, comme l'écrit Monseigneur Bloom (qui est aussi médecin) que « toute activité psychique a une répercussion somatique. « Le corps d'une façon sensible ou imperceptible prend part à tout mouvement de l'âme qu'il s'agisse de sentiments, de pensée abstraite, de volition ou même d'expérience transcendante. » Et l'auteur nous donne la description des différents centres psychosomatiques (1).

La collaboration du corps à la prière a été non seulement recom­mandée, mais exigée des Pères qui se sont attachés à l'enseignement de la prière. Nous avons vu que dès le viô siècle, Jean Climaque exigeait déjà l'union de la respiration à la prière. C'est cependant le texte très important intitulé «Méthode d'oraison», longtemps attribué à Symeon le Nouveau Théologien, mais qui serait, nous l'avons déjà mentionné, de Nicéphore le solitaire, italien d'origine, converti à l'orthodoxie et ermite au Mont Athos au xiii6 siècle, qui donne à la prière une technique physiologique, un «mécanisme», comme dirait Briantchaninoff, d'une extrême précision ; le retentissement de ce texte sera considérable et à l'origine de multiples discussions. Avant de citer ce passage bien connu et qui est presque toujours reproduit isolé de son contexte, il faut bien souligner que Nicéphore exige à sa méthode un triple préalable : l'obéissance envers Dieu, envers

(1) Etudes Carmélitaines 1949, Technique et Contemplation.

son père (spirituel) et en troisième lieu à l'égard des hommes et, d'une manière générale, « tout faire comme à la face de Dieu et à l'abri de tout reproche de la conscience ». Donc, pour surprenants que peuvent | nous paraître les conseils qui suivent, il est évident qu'ils s'inscrivent i dans un contexte ascétique et dans ce que Briantchaninoff lui-même ' I nomme « l'exécution des commandements ». Ainsi, après avoir mentionné une première méthode d'oraison faite de la recherche de consolations sensibles en « imaginant des beautés célestes » et qui peut faire 3 courir de grands dangers à la raison, une seconde où l'orant inexpérimenté combat les passions maladroitement, d'une manière désordonnée, s’efforçant de repousser l'ennemi extérieur sans se soucier de i'« intérieur » et qui est à la première ce « qu'une nuit de pleine lune est à une nuit totale sans clarté ni étoiles », Nicéphore en arrive à la troisième i méthode qui a scandalisé tant de détracteurs de la prière de Jésus. ji

« Ensuite, assis dans une cellule tranquille, à l'écart dans un coin, j fais ce que je te dis : ferme la porte et élève ton esprit au-dessus de] tout objet vain et temporel, ensuite, appuyant ta barbe sur la poitrine I et tournant l'œil corporel avec ton esprit sur le milieu du ventre, autre- ■ ment dit le nombril, comprime la respiration d'air qui passe par ler nez de façon à ne pas respirer à l'aise et explore mentalement le^ dedans des entrailles pour y trouver le lieu du cœur où aiment à. fréquenter toutes les puissances de l'âme. Dans le début, tu trouveras; | une ténèbre et une épaisseur opiniâtre, mais en persévérant et en Jl pratiquant cette occupation de jour et de nuit, tu trouveras, ô; | merveille ! une félicité sans borne. Sitôt, en effet, que l'esprit trouve"gg le lieu du cœur, il aperçoit tout à coup ce qu'il n'avait jamais vu carrj il aperçoit l'air existant au centre du cœur et il se voit lui-même tout; .J entier lumineux et plein de discernement et, dorénavant, dès qu'une fe pensée pointe avant qu'elle ne s'achève et ne prenne une forme, pafj | l'invocation de Jésus-Christ, il la pourchasse et l'anéantit. Dès ceff moment, l'esprit dans son ressentiment contre les démons réveille laj ^ colère qui est selon la nature et frappe à la poursuite les ennemis j.] spirituels. Le reste, tu l'apprendras avec l'aide de Dieu en pratiquant1'! la garde de l'esprit et retenant Jésus dans le cœur ; car assieds-toi —; j dit-on — dans ta cellule et celle-ci t'apprendra toute chose » (2). fi;

(2) Traduction de P. Hausherr, La méthode d'oraison hésychaste, Orientale, $ Christiania 66 - 1930.     

Nous aurons reconnu au passage quelques thèmes déjà rencontrés, l'esprit qui se voit lumineux dont nous parlait Diadoque, la mise en déroute de l'ennemi par l'invocation de Jésus, affirmée par Jean Climaque.

L'hésychasme n'est pas indifférence, mais impassibilité ; nous voyons que la colère même y peut résider, mais à condition de s'exercer uniquement à l'encontre des ennemis qui nous détournent de notre présence à Dieu.

Dans la grande querelle qui, au XIVe siècle, opposa Grégoire Palamas à ses adversaires sur la question des « énergies » divines et de la lumière, le côté physiologique de la prière fut de la part de Barlaam, adversaire principal de Palamas, l'objet de critiques très violentes. Barlaam, nous dit le père Meyendorff, fut « soumis à la plus grande indignation lorsqu'on lui déclara que le corps humain pouvait lui aussi participer à la prière et ressentir l'action de la grâce divine ; il accuse les tenants de cette prière de messalianisme, il accuse « les hésychastes » d'introduire la pratique des Bogomils qui, eux aussi, ne reconnaissaient qu'une seule prière... » Parmi les griefs soulevés par Barlaam figure celui d'une formule d'invocation qui n'affirmait pas d'une manière explicite que le Christ était Dieu (3).

Au xiva siècle, sans donner de détails physiologiques, Grégoire le Sinaïte, qui contribuera à la diffusion de cette prière, distinguera les efforts ascétiques accomplis selon la pratique des commandements d'une voie qu'il appellera « voie courte ». Il importe de signaler ce . texte car nous savons déjà combien Briantchaninoff se défiait d'une méthode qui ne suivrait pas le chemin ardu du «labeur». « Il y a deux manières de trouver l'énergie de l'esprit reçue sacramentalement : au saint baptême :

— Ce don se révèle d'une manière générale par la pratique des commandements et au prix de longs efforts. Saint Marc l'ermite nous : le dit : « A mesure même que nous exerçons les commandements, ce don fait resplendir davantage à nos yeux ses feux. »

Il se manifeste dans la vie de soumission (à un père spirituel), par l'invocation méthodique et continue

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(3) Pour tout ce qui concerne la Prière de Jésus dans la querelle palamite  on peut consulter l'ouvrage du P. Meyendorff Introduction à l'Etude de Grégoire Palamas. Paris, Ed. Seuil, 1959, (spécialement p. 70 à 94).

du Seigneur Jésus, c est-à-dire par le souvenir de Dieu.

La première voie est la plus longue, la seconde la plus courte f à condition d'avoir appris à fouiller la terre avec courage et persévé-3 rance pour découvrir l'or (4) ».

Au XIVe siècle également, Calliste et Ignace Xanthopoulos écrivent : | « Au coucher du soleil, après avoir appelé à l'aide, le Seigneur Jésus- ? Christ, souverainement bon et puissant, assieds-toi sur ton escabeau ^ dans une cellule tranquille et obscure, rassemble ton esprit de son^ habituelle distraction et de son vagabondage, pousse-le alors lentement! dans ton cœur en même temps que ton souffle et attache-toi à la prière « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de moi. » Je m'explique : parallèle-J ment au souffle, introduis, pour ainsi dire, les paroles de la prière, suivant le conseil d'Hésychius : « A ta respiration unis la sobriété et le nom de Jésus et la méditation de la mort. Car les deux sont pré­cieux : prière et pensée du jugement... » (5).

Vers la fin du xvna siècle, Nicodème, moine de l'Athos, qui contribuera au renouveau de la Prière de Jésus à laquelle il consacrera j de nombreuses études, alla même jusqu'à faire figurer dans ses traités des schémas anatomiques du corps humain, c'est dire jusqu'à quel point' un écrivain « dune culture littéraire et théologique exceptionnelle » f attachait de l'importance au rôle du corps dans la prière (6). Mini­miser l'aspect psychosomatique de la prière de Jésus semble avoir été i une règle au XIXe siècle. On note même que certains textes sur la prière ont subi des modifications au cours des éditions successives ou bien des annotations ayant pour objet de mettre le lecteur en garde % contre certains conseils d'ordre physiologique trop précis (7).                                                                     F

Briantchaninoff, pour sa part, réagit vivement contre cet aspect-®? de la prière. « Il importe de dissocier nettement la Prière de Jésus de toute technique psychophysiologique »... Le chrétien qui

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(4)        Petite Philocalie, ïbid, p. 186.                                                                                      f

(5)        Idem., p. 290.

(6)       Voir annexe note 4 page 64.

(7)         Ainsi l'édition russe de la Philocalie (1889) porte cet avertissement a-tfï, chapitre St-Syméon le Nouveau Théologien.

« ...Ensuite saint Syméon indique quelques moyens « extérieurs ».                                             ,

... Etant donné que ces moyens, en l'absence de guide peuvent s'accompagner de conséquences malheureuses... Nous les supprimons. »                                                                                                                             , v

(H s'agit, bien entendu, des textes appartenant à Nicéphore. D'ailleurs 1'' texte que nous avons cité plus haut a été éliminé de l'édition.)

débuterait dans cette voie ferait donc bien de ne tenir aucun compte des procédés psychophysiologiques... « Certains n'ayant pas compris ce procédé (la retenue du souffle) lui accordent une importance exagérée et retiennent leur souffle avec démesure endommageant ainsi leurs pou­mons. » (Exercice de la Prière de Jésus, p. 104).

Cependant, il écrira ailleurs, citant Nil de Sorsky : « Saint Nil commande de retenir l'intellect dans le cœur et de retenir autant que possible la respiration afin de ne pas respirer rapidement : ce qui signifie qu'il faut respirer avec lenteur... Il faut, d'une manière géné­rale, réduire tous les mouvements du sang et maintenir l'âme et le corps dans un état de calme, dans un état de silence, de vénération et de crainte de Dieu... » (Tome II, page 279).

Nous avons insisté sur la défiance qu'inspirait à Briantchaninoff toute méthode qui conduirait à l'apatheia « sans fatigue ni sueur », selon l'expression de Nicéphore et nous avons, à plusieurs reprises, souligné le soin qu'il prend à insérer l'exercice de la prière de Jésus dans l'ensemble des pratiques ascétiques répondant aux comman­dements évangéliques. Il est indéniable que l'abus des pratiques corpo­relles n'était pas sans danger et pouvait — à la limite — mener à un état de transes éliminant toute sensibilité (tel, sans doute, celui du moine dont Briantchaninoff nous dit qu'il récitait le « Notre Père » pieds nus sur des charbons ardents (Généralités, p. 84). Toutefois cet aspect de la prière est trop lié au rôle que joue le corps dans la spiritualité orientale pour qu'on puisse le passer sous silence, et nous citerons cette conclusion de Monseigneur Bloom à l'article auquel nous avons déjà fait allusion : « C'est sans doute le trait le plus caractéristique de l'hésychasme et le legs le plus précieux qu'il a fait à l'orthodoxie que cette indissoluble union d'une technique ascétique corporelle et mentale d'une exactitude et d'une rigueur extrême dans ses exigences avec la haute affirmation de la non-valeur foncière de tputes les techniques, de tous les artifices dans le mystère de l'union de lame à son Dieu » (8).

Il faut d'ailleurs noter que, tout en désolidarisant la prière de toute activité physiologique, Briantchaninoff n'arrive cependant pas à se défaire du besoin de localiser les différentes facultés. « La force de lame, l'intellect — bien que spirituel — a pour lieu de résidence, le cerveau, dans la tête,

(8) Voir note annexe.

de même la force de sainteté — où l'esprit de j l'homme a pour lieu de résidence la partie supérieure du cœur qui se ; trouve dans la poitrine sous le sein gauche, à côté et un peu plus | haut que lui » (Tome V - p. 116), et encore « en lisant ce que lesj pères écrivent du « Heu du cœur » que l'intellect découvre par la prière, î il faut entendre par là la force spirituelle du cœur placée par le Créa-^ teur dans la partie supérieure du cœur, force par laquelle le cœur dej l'homme se distingue du cœur des animaux... » (Tome V - p. 115).

 

Solitude ou Communauté

Ayant ainsi, sinon tout à fait rejeté, tout au moins considérable­ment minimisé la place que certains Pères accordaient au rôle du corps dans la prière de Jésus, Briantchaninoff analyse l'ambiance dans laquelle va se dérouler cette prière. Si véritablement la prière de Jésus constitue une « voie courte » dans le chemin qui mène à Dieu, la vie en commun dans un monastère cénobitique avec tout ce qu'elle comporte d'observances, de règles, de pratiques — voire de distractions — loin de favoriser le succès de cette prière, peut constituer un obstacle ou, tout au moins, un « frein » à son développement. Nous retrouvons, sous un autre aspect, l'éternelle controverse en Orient comme en Occident, entre les tenants d'une vie anachorétique dans la solitude et ceux d'une vie communautaire et, au sein de la vie communautaire elle-même, entre les tenants de l'action et ceux de la contemplation. Briantchaninoff, toujours dans cet esprit de prudence qui le caractérise, conseille vivement, tout au moins pour le novice débutant, la vie en communauté. On remarquera d'ailleurs qu'il ne voit dans cette vie cénobitique que des avantages, en quelque sorte négatifs, obéissance, discipline, régularité dans le rythme de vie mettant le novice à l'abri d'excès possibles ; par contre, nous ne le voyons pas recommander la vie en commun pour ce qu'elle peut avoir d'enrichissant dans la charité à l'égard du prochain, ni même dans une Eucharistie commune : ceci paraît bien se situer dans le climat sévère et hiératique du mona- çhisme oriental où « l'émotion, la piété du cœur, encore moins l'abandon ne paraissent guère, toute impulsion un peu vive réprimée par prin­cipe... »(l). Remarquons d'ailleurs que ce choix, souvent déchirant, • s'est offert à nombre de spirituels et sans doute à Briantchaninoff «lui -même — nous avons vu qu'aspirant à une vie solitaire, il dut, en fait, à plusieurs reprises, y renoncer. Grégoire Palamas lui-même, grand théoricien

 (1) M. Lot Borodine, La déification de l'Homme. Cerf. 1970.

de l'hésychasme, a été affronté à ce problème et — nous dit son commentateur le P. Meyendorff — « une sereine apparition de Saint Antoine fit revenir Palamas au milieu de ses frères pour participer à leur prière commune à un moment où il croyait devoir s'isoler pour s'adonner à l'«oraison pure» (2). Songeons aussi aux luttes de Saint Séraphin de Saroff pour sauvegarder le plus longtemps possible la parfaite solitude. Nous aurons une idée du degré d'atta­chement de l'hésychaste à sa vie solitaire par ce récit d'un ascète relaté par son unique compagnon de solitude. Comme le Saint jour de Pâques approchait, son compagnon suggéra au staretz d'aller prier et commu­nier dans l'église du village le plus proche de la forêt où se trouvait leur cabane isolée : « Nous sommes morts au monde — répondit , l'hésychaste, nous en étant retirés par l'amour pour Dieu... Il est plus - agréable à Dieu et plus profitable pour nous de prier ici, dans le silence»... Ce même hésychaste, lorsqu'il commença à ressentir l'appel puissant de la prière spirituelle, se demanda avec inquiétude s'il devait s'y consacrer entièrement, abondonnant la lecture des psaumes et la ' récitation des heures. Cette indécision du staretz porte, pourrait-on, dire, à son -degré le plus élevé le choix toujours discuté entre action et contemplation. Citons ce propos de Jean Climaque : « L'hésychaste ^ a besoin d'une grande vigilance et d'un esprit net d'agitation ; le cénobite ' a souvent l'appui d'un frère, le moine celui d'un ange ». C'est bien en cet1 appui d'un frère — ou d'un staretz — que Briantchaninoff voit surtout l'avantage de la vie en communauté pour le débutant dans la Prière de Jésus.

(2) Meyendorff, Introduction à l'étude de Grégoire Palamas, Paris, éd. Seuil, 1959, p. 59.

 

Conclusion

Peut-être pouvons-nous, à la lumière de ces quelques observations, saisir à quel point la Prière de Jésus, telle que l'enseigne Briantchaninoff, est difficile à faire entrer dans les cadres d'une stricte définition. On a le sentiment, par les exigences qu'elle requiert, qu'elle est non seule­ment difficilement concevable hors du contexte de la vie monastique mais que, par l'objectif qu'elle poursuit : entrée dans l'apatheia, acqui­sition de la prière pure, elle constitue véritablement l'objet unique d'une telle vie. On peut cependant discerner quelques-uns des traits que ce mode d'oraison emprunte à la spiritualité briantchaninovienne.

Toujours guidé par son intuition fondamentale de l'impuissance de l'homme déchu, Briantchaninoff va insister sur l'aspect de « supplica­tion». Dans un chapitre qu'il consacre à la prière en général il écrit : «... Il est naturel au mendiant de demander et à l'homme, devenu mendiant par la chute, de prier. La prière, c'est la relation de l'homme déchu et repentant à Dieu, la prière c'est le pleur, le pleur de l'homme déchu se repentant devant Dieu, la prière c'est l'effusion des désirs du cœur, des demandes, des soupirs de l'homme déchu, tué par le péché, devant Dieu» (Tome I, p. 55).

Prière de demande, la Prière de Jésus présente aussi chez Briant­chaninoff les caractères d'une prière très nettement « individuelle ». Toute sa pensée, d'ailleurs, paraît plus préoccupée du salut individuel, qu'ouverte sur le prochain. Nous avons vu que sa préférence dans ses conseils aux débutants, pour une vie cénobitique, procédait plutôt des occasions qu'offrait cette vie de mortifications et de renoncement plutôt que la manifestation de son amour envers ses frères. Il a person­nellement très vivement ressenti — nous l'avons vu dans sa biographie, les vicissitudes d'une vie communautaire... « J'ai appris par expérience la signification du silence du Christ devant Pilate et les grands prêtres juifs... ». « Comprends — écrit-il ailleurs — le bonheur ineffable que tu acquiers par ces épreuves qui t'échoient... », il parle ainsi des épreuves qui nous sont infligées « par ceux qui nous calomnient, nous injurient»... comprends le choix que Dieu a fait de toi et prie avec ferveur pour ces bienfaiteurs grâce auxquels tu te détaches du monde, tu meurs pour lui et dont les bras t'élèvent à Dieu... » Le prochain, plus que réceptacle de charité, apparaît souvent chez lui comme moyen de perfection voire instrument de mortification. Il faudra atteindre un état déjà avancé dans l'union de l'intellect au cœur par la prière pour qu'apparaisse « cette réconciliation avec tout et tous et que l'orant commence à éprouver de la sympathie pour l'humanité entière et pour chacun en particulier... », alors, mais alors seulement, l'homme parviendra à la charité parfaite que dépeint Maxime le Confesseur. « La charité parfaite n'admet entre les hommes qui ont tous même nature, aucune distinction fondée sur la différence des caractères. Elle ne voit jamais que cette unique nature, elle s'attache avec une force égale à tous les hommes, aux bons à titre d'amis, aux méchants à titre d'ennemis pour leur faire du bien, les supporter, endurer patiemment tout ce que l'on reçoit de leur part, refusant obstinément d'y voir de la malice, allant jusqu'à souffrir pour eux si l'occasion s'en présente (1)...»

Que cette forme d'amour « égale à tous » soit conforme à ce que l'Evangile nous apprend des préférences du Seigneur pour certains de ses disciples, ce n'est pas ici le lieu d'en discuter.

Et Briantchaninoff définira ce que doit, à ses yeux, constituer cet amour du prochain : «... car le véritable amour du prochain consiste à accomplir, à son égard, les commandements évangéliques et nullement à satisfaire ses fantaisies ; il ne consiste pas à agir à son égard selon les aspirations d'un cœur déchu, selon les calculs et les conceptions d'une raison dans l'erreur...» (Tome ÎI, p. 259).

Il importe également de souligner la valeur «universelle» de la Prière de Jésus, elle peut, nous dit Briantchaninoff, remplacer toutes les autres formes d'oraison. Elle surpasse tous les autres efforts ascé­tiques et peut en tenir lieu, elle surpasse la psalmodie dans laquelle l'esprit, par la diversité des thèmes qui lui sont proposés, peut trouver \ prétexte à distractions.

(1) Philocalie Edition 1900 du Mont Athos (en russe) Centuries sur K1 f Charité (Tome III, p. 126). f

Nous avons vu aussi que l'observance même de toutes les règles monastiques si stricte soit-elle peut devenir dangereuse si l'on en exclut l'exercice de la prière de Jésus. Au cours du déroulement de la liturgie, si l'esprit se trouve distrait ou a de la peine à suivre les textes proposés, Briantchaninoff recommande le recours à la Prière de Jésus (2).

Nous pouvons réaliser, en lisant les textes de Briantchaninoff, à quel point il se révèle à la fois réaliste et prudent dans son enseignement. Nous avons déjà noté avec quelle insistance et précision il distingue ce qu'il nomme les deux « subdivisions » de la Prière de Jésus. Il s'étend sans doute plus longuement sur la « praxis » qui s'adresse aux débu­tants. Soulignons cependant que, malgré les exigences très strictes qu'il manifeste du respect de toutes les règles monastiques, il se montre très mesuré en ce qui concerne l'ascèse corporelle. Sans doute redoute- t-il que certains, influencés par la lecture des Pères — et notamment de certains Pères du désert — ne se livrent à des « exploits » ascétiques inconsidérés qui risqueraient de ruiner leur santé et détruire leur équilibre psychique. Il reste constamment modéré dans des exigences de cet ordre et répète sans se lasser que les privations extérieures ne valent qu'en tant que préparation à la véritable ascèse qu'est l'ascèse spirituelle. Il cite Hesychius : « Celui qui a renoncé à tout ce qui appartient au monde, à sa femme, à ses biens, à tout le reste, n'a rendu moine que l'homme extérieur. » «... Ce n'est pas un exploit aisé que de rendre moine l'homme intérieur... » (Généralités sur la Prière de Jésus, p. 69).

Mais après avoir ramené l'ascèse extérieure au rôle bien précis qui lui incombe, Briantchaninoff manifestera, ainsi que nous l'avons vu, une profonde aversion à l'encontre de tout ce qui peut constituer une « voie courte », une acquisition de la contemplation « sans fatigue, ni sueur ». Même dans l'état de prière pure, il ne cessera de s'interroger sur l'authenticité de l'état ainsi atteint. Dans le texte du Pèlerin, après avoir reconnu le caractère « irrésistible, gratuit» de cette grâce à laquelle l'homme ne peut se dérober, et qui en garantit toute la vérité, il /demeurera anxieux et il interrogera son frère — cet autre lui-même : « Tu me regardes et voyant devant toi un tel pécheur, tu te poses involontairement la question « est-il possible que dans ce pécheur en qui l'œuvre des passions est si visible et évidente, est-il possible qu'en lui agisse le Saint-Esprit ?... »

(2) Voir annexe note 5 page 69.

On sent Briantchaninoff sans cesse partagé entre le souhait de faire ressentir, — sinon comprendre, à son lecteur la magnificence d'une contemplation accordée par la grâce à une prière de Jésus accomplie « avec succès » et la crainte que la description d'un tel état n'engage prématurément l'orant, impatient d'y parvenir, dans une voie à laquelle il ne serait pas encore préparé. Personnellement ins­truit et nourri des exigences patristiques quant à la prière, il redoute de donner une trop « solide nourriture » aux débutants qui lui étaient confiés. Mais on devine, en même temps, combien, à travers toutes les précautions qu'il prend, transparaît son désir de voir la Prière de Jésus franchir la « première subdivision » pour s'élever sur la voie qui conduit à la « prière pure ». Si la « seconde subdivision » purement gratuite et accordée «en son temps» ne doit pas constituer l'objectif de celui qui prie, il n'en demeure pas moins que toute la « praxis » à laquelle se livre l'ascète n'a pour objet que de le rendre «capable» de ce don gratuit de Dieu qui parachèvera la guérison et donc reconstituera l'unité perdue. « ... la praxis est une méthode spirituelle qui purifie la partie sensible de l'âme, mais les énergies des commandements ne suffisent pas pour guérir parfaitement les puissances de l'âme si, de leur côté, les contemplations ne s'imposent pas ensuite à l'intellect» (3).

Pour éviter au débutant de se fourvoyer, Briantchaninoff reconnaît l'importance d'avoir un guide, un maître. Mais, dit-il, — et ce que nous savons de lui nous porte à croire qu'il en a fait lui-même la dou­loureuse expérience — découvrir un tel maître n'est pas chose aisée... « J'aurais aimé être sous la conduite d'un maître mais il ne m'a pas été donné de trouver un maître qui me satisfasse entièrement, qui aurait été poux moi un vivant enseignement des Pères... » cependant il semble se reprendre en partie : « ... J'ai cependant entendu beaucoup de choses profitables, beaucoup de choses essentiellement indispensables et qui sont devenues les fondements de l'édification de mon âme. » Il est juste de dire que l'influence des « startzi », au sens primitif de ce mot (4), et leur empreinte sur ceux qui se soumettaient à eux était telle que, de tous temps, les mystiques (Syméon le Nouveau Théologien, par exemple) ont mis en garde les jeunes contre les dangers de se confier à un père spirituel insuffisamment compétent.

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(3)          Evagre, Practicos — Cité par Bouyer, La spiritualité du Nouveau Testament et des Pères, Aubier, 1960, p. 463.

(4)          Staretz — De nos jours, ce mot est souvent employé pour désigner |J simplement un moine revêtu de certaines fonctions dans le monastère (chef & H service) cf. « Staretz Silouane ». Ed. Présence 1973, p. 456.

Dans un écrit intitulé « Mon pleur », Briantchaninoff précise : « Les Pères des premiers siècles de l'Eglise conseillaient tout spécialement de rechercher un guide inspiré de Dieu, de se livrer à lui dans une parfaite obéissance incondi­tionnelle, ils appellent cette voie (et c'est, en vérité, ce qu'elle est) la voie la plus courte, la plus aisée, celle qui convient le mieux à Dieu. Les Pères, qu'un millier de siècles séparent du Christ, se plaignaient déjà, en répétant les conseils de leurs prédécesseurs, de la rareté des maîtres inspirés de Dieu, se plaignaient de l'apparition de quantité de faux docteurs, et proposaient pour guides l'Ecriture Sainte et les Saints Pères. Les Pères, proches de notre époque, qualifient les maîtres inspirés de Dieu d'apanage de l'antiquité et conseillent en définitive l'Ecriture Sainte et les Saints Pères et n'acceptent qu'avec la plus grande prudence et la plus grande circonspection les conseils des Pères qui nous entourent » (Tome I, p. 402).

Nous concevons sans doute mieux, maintenant, la responsabilité de celui qui initie à ce mode d'oraison si éminent qu'il peut remplacer toutes les autres activités spirituelles mais si dangereux aussi pour qui s'y emploie maladroitement (5).

fcar la Prière de Jésus ne doit-elle pas constituer ce tête-à-tête avec Dieu dans une oraison d'où toute méditation et toute représentation seront exclues ?

L'invocation attentive et répétée n'a-t-eiie pas pour objet d'édifier cette concentration de toutes les facultés dans le cœur, ce cœur mysté­rieux, secret, indéfinissable mais où tous les sentiments, toutes les pensées et tous les concepts se revêtent de charité ?

N'est-ce pas à ces conditions que la Prière de Jésus constitue, pour Briantchaninoff, cette voie royale par laquelle l'homme profondément blessé se rend capable — par ses efforts et l'aveu même de son impuis­sance — de recevoir la grâce qui le ramènera à l'intimité perdue avec Dieu ?

(5) On ressent parfois chez certains mystiques évoquant leur existence Une certaine rancœur à l'égard de ceux qui, en les guidant, se sont montrés trop .timorés dans l'appréciation des dons dont ils étaient gratifiés ou prudents à l'excès quant à la reconnaissance des charismes dont ils étaient l'objet. On a l'impression qu'ils reprochent à leurs maîtres ou confesseurs d'avoir, par leur ttianque d'audace, par leur incompréhension (bien naturelle d'ailleurs !) entravé leur progression dans la voie de l'union.

Incessant rappel de l'état misérable de l'homme déchu par le péché,; repentir, pleurs, crainte de Dieu, telles sont les expressions qui, avec"? la continuelle présence des démons guettant nos moindres transgres­sions constituent la toile de fond sur laquelle se déroule l'enseignement] de Briantchaninoff sur la prière de Jésus. Spiritualité indiscutablement! austère et combien exigeante elle porte plutôt la marque d'une perpé4 tuelle tension que celle d'un élan spontané, la marque d'efforts à réaliser^ sans relâche pour reconquérir l'intimité perdue plutôt que le signe d'unt abandon confiant dans l'amour inépuisable du Seigneur. La lecture def l'Evangile de Briantchaninoff est terriblement austère. Son esprit,: d'ailleurs, s'accorde à tout ce qui est grave ; les descriptions qu'il nous^ donne de la nature sont empreintes de cette sombre et majestueuse^ gravité : un jardin dénudé l'hiver, l'immensité de la mer, le cimetière de ; son village. Particulièrement caractéristique de cet état d'esprit est cette * relation d'un voyage qu'il fit au monastère de Valaam situé sur un^ rocher au milieu du lac Ladoga et dont nous extrayons ces quelques J lignes ; parlant du chant des moines au cours d'un office il écrit : j « ... les accents de ce chant, parfaitement majestueux, lents, empreints de; tristesse, sont l'image des soupirs d'une âme qui se repent, qui dans sa^j terre d'exil, aspire au pays de la joie éternelle, des saints et purs délices.} Et c'est bien, ainsi. Ce sont précisément ces accents et non d'autres qui^ doivent résonner en cette demeure dont les bâtiments eux-mêmes ont =5 l'aspect d'une prisofi vouée aux sanglots, aux pleurs des captifs, aux pensées profondes, aux méditations sur l'éternité. Ces accents s'accordent " à la nature sauvage, sévère, aux masses immenses de granit, à la forêt sombre, aux eaux profondes. Tout ce qui pourrait être gai, joyeux, enjoué, paraîtrait déplacé, monstrueux ici... Ne croyez pas que seul le malheur puisse résider ici. Non. Ce lieu possède aussi sa consolation, celle de ceux qui pleurent, celle qui est annoncée par l'Evangile... » (Tome I, p. 302).

Spiritualité austère, avons-nous dit, et cependant lorsque son dis­cours prend un ton plus personnel, certains accents spontanés nous font découvrir, sous la sévérité didactique du pédagogue, l'expérience du mystique qui a goûté la saveur de l'expérience divine. Comment pourrait-on lire le texte magnifique du « Pèlerin » autrement que comme une tentative de nous communiquer ce qu'il a ressenti au plus profond de lui-même. «... mon être entier est enveloppé d'un silence profond, mystérieux, hors de toute pensée, de tout raisonnement, de f tout mouvement de 1 ame qui serait l'effet du sang. Sous la conduite de l'Esprit Saint mon être entier est au repos et agit tout à la fois, état que des mots ne sauraient exprimer. Je suis comme enivré ; j'oublie tout, je me nourris d'une nourriture inconnaissable, incorruptible, je me trouve en dehors de tout le sensible en un domaine qui transcende non seulement toute matière, mais aussi toute pensée, tout concept ; même mon corps, je ne le sens pas : mes yeux regardent et ne regardent pas, voient et ne voient pas ; mes oreilles entendent et n'entendent pas, tous mes membres sont enivrés et je chancelle sur mes jambes ; de mes mains, je me cramponne à n'importe quoi pour ne pas tomber, ou bien je gis précipité sur ma couche comme malade d'une maladie qui n'en est pas une, comme atteint d'une paralysie causée par un excès de forces. La « coupe » du Seigneur, la « coupe » de l'Esprit « enivre avec puis­sance... » (Tome II, p. 317).

Briantchaninoff ne tente-t-il pas ici d'éclairer de quelque lueur ce qu'il appelle le « mystère au-delà de cette prière » ?

Mais combien rares sont de telles effusions ; cet amour pour Dieu, «vertu qui renferme toutes les autres vertus», on sent qu'il redoute d'en parler précisément parce qu'il présuppose toutes les vertus. On a parfois le sentiment que Briantchaninoff tient d'Evagre cette exigence d'évasion absolue hors du créé ; nous avons au cours de ces pages eu l'occasion de souligner à différentes reprises combien son langage était parfois proche de celui du grand alexandrin du IVe siècle.

Peut-être pourrait-on appliquer à Briantchaninoff cette apprécia­tion que porte le P. Meyendorff sur Grégoire Palamas : « Il avait trop de connaissances patristiques pour ignorer complètement la tradi­tion de la prière purement intellectuelle. Il était aussi trop byzantin pour se permettre de faire un choix formel entre les deux anthropologies, ce qui aurait supposé une critique plus ou moins voilée envers des autorités comme Saint Nil (Evagre) ou même Grégoire de Nysse. Intérieurement son choix était pourtant fait. Il cherchera donc à donner une interprétation biblique et moniste aux textes patristiques néo- platonisants et dualistes invoqués par son adversaire et à rétablir ainsi le «consensus patrum » (6). Conscient de ses responsabilités d'éduca­teur, Briantchaninoff n'infléchit-il pas dans un mode d'expression biblique une pensée et une spiritualité qui, de soi, seraient très voisines d'un pur intellectualisme ?

(6) Cf. P. Meyendorff — Ouvrage cité.

 

NOTES ANNEXES

(1)            Il peut être curieux de rapprocher cette conception « extrémiste » du nom de celle pratiquée en Occident au XVe siècle. Saint Bernardin de Sienne, un franciscain, voulut remettre en valeur la dévotion au nom de Jésus, dévotion à laquelle était particulièrement attaché saint François d'Assise mais qui s'était quelque peu estompée depuis. Cependant, entraîné peut-être par un zèle excessif, Bernardin imagine d'inscrire ce nom sur des tablettes (ou plus exactement les lettres I.H.S.) et livra, au cours de ses sermons, ces tablettes à la dévotion populaire. Cette adoration du mono­gramme revêtit une telle importance, une telle ferveur qu'à certaines occasions {notamment en 1424) elle donna lieu à de véritables scènes d'hystérie collective : « L émotion des assistants fut telle... qu'ils se mirent à crier miséricorde versant des larmes abondantes et semblant tomber en défaillance. (Saint Bernardin de Sienne, par Paul Thureau Dangen - Paris 1896.) Dénoncé au Pape, Saint Bernardin fut corwoqué par celui-ci qui, après ses explications, ne prit aucune sanction à son égard.

(2)             En Extrême-Orient, les mêmes discussions au sujet de la puissance du nom de Bouddha Amida se sont élevées également. Certains sages accordaient au nom une puissance quasi magique indépendante de celui qui le prononçait, alors que d'autres, au contraire, rattachaient cette puissance à la ferveur de celui qui prononce le nom. « Quand on a recours au nom sacré, il faut le faire avec l'élan interne du désespéré qui, dans une détresse aiguë s'écrie « Oh! sauve-moi ».

De Lubac - Amida - Ed. Seuil, 1955 - Suzuki - Essais sur le Bouddhisme - Maisonneuve 1944

Les mêmes discussions s'élevèrent pour le « dhikr musulman » invocation du nom d'Allah.

(3)           Nous donnons ci-dessous la traduction d'un texte de Paissy Velitchkovsky concernant le passage d'un état de prière à l'autre, texte très voisin des multiples descriptions de Briantchaninoff. Après avoir indiqué que la prière de Jésus comportait deux états, l'un appartenant au domaine de l'ascèse, l'autre — prière des parfaits — à la contemplation, Velitchokvsky poursuit : « Mais lorsque quelqu'un, avec l'aide de Dieu et reffort décrit ci-dessus (effort ascétique) et plus encore par une très profonde humilité, purifiera son âme et son cœur de toutes les imper­fections des passions de l'âme et du corps, la grâce de Dieu — mère de tous — ayant pris l'intellect par la main comme un petit enfant, l'élève comme par degré à la contemplation spirituelle, lui ,découvrant, dans la mesure de sa purification les ineffables et insaisissables mystères divins. Et ceci s'appelle véritablement « contemplation spirituelle authentique » qui est « prière contemplative » ou bien selon saint Isaac « prière pure » — terreur et contemplation — mais nul ne peut, par sa propre volonté, par son ascèse volontaire pénétrer dans cette contemplation si Dieu ne l'a visité et ne l'y introduit pas par sa grâce. Mais si quelqu'un tente, sans la lumière de la grâce, d'oser atteindre une telle contemplation, qu'il sache, selon Grégoire le Sindite, qu'il s'illusionne et se laisse entraîner par la séduction de son esprit imaginatif (Journal du Patriarcat de Moscou,

n° 7, 1973).

Les quelques phrases que nous transcrivons ci-dessous et qui sont de l'évêque Théophane sont quelque peu différentes, quant à l'expression. mais montrent bien toute l'importance que les maîtres de la Prière de Jésus attachaient à cette union de l'intellect et du cœur par l'attention « Comment comprendre l'expression, concentrer l'intellect dans le cœur ». L'intellect est là ou est l'attention. Le concentrer dans le cœur et regarder devant soi avec son intelligence le Dieu invisiblement présent en s'adressant à Lui avec ses louanges, actions de grâces et supplications. C'est là tout le mystère de la vie spirituelle (Recueil de Lettres T. IV).

« ... L'intellect est dans la tête et les intellectuels (les scientifiques) vivent toujours « dans la tête ». Ils vivent « dans la tête » et souffrent d'un incessant tumulte de pensées... Ce tumulte les empêche de s'en tenir à l'unité. L'intellect ne peut s'en tenir à la seule pensée de Dieu tant quil est dans la tête... Il ne fait que s'en éloigner à chaque instant... Ce n'est que lorsque l'intellect s'unit au cœur que Von peut s'attendre à progresser dans la « mémoire de Dieu ». (Lettres à différentes personnes.)

« ... Pour que lintellect s'en tienne à une seule chose, lors de l'usage de la prière courte, il importe de le diriger, par l'attention, dans le cœur ; car s'il reste dans la tête ou se produit le tumulte des pensées, il ne pourra se concentrer dans Vunité;.. D'abord Vattention le maintient dans le cœur par la tension de la volonté, la force de cette attention engendre une chaleur dans le cœur. Ensuite, cette chaleur maintient l'attention sous une tension spéciale... » (Lettres sur la vie spirituelle.)

(4) Il est très intéressant de rapprocher cet aspect psychophysiologique de la prière de Jésus des pratiques du « dhikr » musulman. Le P. Gardet a consacré à cette comparaison deux articles intitulés « Un problème de mystique comparée » dans « la Revue Thomiste » 1952 et 1954. Le but du dhikr ou souvenir de Dieu est de « renoncer au monde pour mener une vie ascétique en s'affranchissant de ses liens, en vidant le cœur des préoccupations terrestres et en s'approchant du Dieu Très Haut par la parfaite application spirituelle. » Ce but sera atteint par une méthode qui conduira le cœur à un état où l'existence ou la non-existence de toute chose lui soit indifférente... « le soufi se retire seul avec lui-même, dans une cellule en se bornant à accomplir les préceptes d'obligations et de devoirs religieux, il demeure ainsi, le cœur vide concentré sur une seule préoccupation et il ne disperse sa pensée ni par la lecture (du Coran) ni par la méditation d'un commentaire (du Coran) ni par celle des livres de Tradition ou de quelqu'autre ; mais il fait effort au contraire pour que rien ne lui vienne à l'esprit si ce n'est Dieu Très Haut... » ayant ainsi fixé le but, voyons la méthode «Après s'être assis dans la solitude, il (le soufi) ne cesse de dire de bouche : Dieu (Allah) continuellement, avec la présence du cœur. Cela jusqu'à ce qu'il parvienne à un état où il abandonne le mouvement de la langue et où le mot est comme « coulant » de celle-ci. Puis, il vient au point d'effacer la trace du mot sur la langue et il trouve son cœur continuellement appliqué au « Dhikr », il y persévère assidûment jusqu'à ce qu'il arrive à effacer de son cœur l'image de la locution, des lettres et de la forme du mot et que le sens du mot demeure seul dans son cœur présent en lui, comme joint -à lui et ne le quittant pas. U est en son pouvoir de parvenir à cette limite et de faire durer cet état en repoussant les tentations, par contre h n'est pas en son pouvoir d'attirer à lui la miséricorde du Dieu Très Haut. »

Notons également, dans le bouddhisme du XIT siècle la pratique du « nembustu » recommandant l'invocation du nom de Bouddha en réaction contre un bouddhisme trop intellectualiste, trop abstrait. « Si les fils et filles de bonne famille désirent entrer, en cette expérience ineffable de l'unité qu'ils s'assoient dans un endroit solitaire, abandonnant toute pensée qui peut déranger, ne s1 attachant pas aux formes ni figures, qu'ils aient l'esprit fixé sur un Bouddha unique et se consacrent exclusivement à réciter son nom assis de la manière correcte et tournés dans la direction de Bouddha, le regardant bien en face »... « quand on a recours au Nom saint il faut le faire avec l'élan intime- du désespéré qui, dans sa détresse aiguë s'écrie « Oh! sauve-moi » (de Lubac « Amida »).

(Nous avons déjà fait allusion à la pratique du nembustu lorsque nous avons évoqué la force du Nom supra p. 26J.

Il est superflu de relever le parallélisme entre ces recommandations et celles que nous avons relevées chez les Pères. Nous avons notamment remarqué, au passage, la distinction des « subdivisions » chère à Briant­chaninoff. Il est cependant curieux de rapprocher de ce que nous avons lu sur la pratique du dhikr, cette phrase des Récits du Pèlerin russe « ma prière pour ainsi dire avait passé d'elle-même, de mes lèvres à mon cœur, ïtnon cœur semblait, à chacun de ses coups, répéter lui-même les paroles de la prière »...

(5) Si certaines dispositions corporelles ont indiscutablement une influence sur la concentration indispensable à l'oraison, il faut noter, réci­proquement l'action que peut avoir celle-ci sur le corps. Nous avons une "allusion à cette action chez Briantchaninoff dans le passage déjà cité où H parle de l'homme « enveloppé dans la prière... ». « Ses mains elles-mêmes, ses pieds, ses doigts participent de manière ineffable mais avec évidence et perceptiblement à la prière... »    

D'autres récits de moines hésychastes du XIXe siècle sont beaucoup plus suggestifs et peignent avec précision et réalisme les effets sur le corps de la prière de Jésus sur celui qui est parvenu à la « prière du cœur » — à la prière « pure ».

Citons cet extrait curieux de Briantchaninoff qui écrit — après avoir parlé des effets de la prière sur le corps d'un staretz —. « Voilà la preuve de la résurrection des corps humains... Si le corps est capable de sensations spirituelles, s'il peut, avec l'âme participer à la consolation, bienheureux, s'il peut, dès maintenant, prendre part à la gloire, comment ne ressuscitera-t-il pas pour la vie éternelle ?... »

(6) On doit dire que souvent la prière de Jésus était recommandée aux moines en raison du nombre alors élevé d'illettrés et de la rareté des livres Saints... Il ne semble cependant pas que ce soit cette considération d'ordre pratique qut guide Briantchaninoff, pas plus d'ailleurs que Boulgakoff qui écrit « Cette prière répétée des centaines de fois et même indéfiniment forme l'élément essentiel de toute règle monastique, elle' peut au besoin remplacer les offices et toutes les autres prières car sa valeur est univer­selle {l'Orthodoxie, p. 206). Notons de l'Evêque Tkeophane : « On peut renfermer toutes les règles de prière dans des prosternations accompagnées de courtes petites prières (invocations) accompagnées de ses propres paroles... Tenez-vous (devant les icônes), faites des prosternations en disant « Seigneur aie pitié » ou toute autre parole manifestant son indigence ou élevant vers Dieu sa louange et sa reconnaissance. (Ce qu'est la vie spirituelle. Lettres Moscou 1914). Le moine Basile, maître de Paissy Velitchkovsky, dont nous avons parlé établit une nette distinction entre ceux qui s'adonnent à « l'as­cèse de l'intellect » et ceux qui prient Dieu à l'aide de psaumes, de tropaires, en récitant les prières instituées par l'Eglise. La voie des premiers est beau­coup plus rapide et sûre que celle des seconds et il est — ajoute-t-il, inexact de dire qu'elle soit réservée uniquement à ceux déjà avancés dans leur spiritualité... ».

 

La Prière de Jésus

L'élève. — Est-il possible à tous les moines d'un monastère de s'adonner à la Prière de Jésus ?

Le Staretz. — Non seulement ils le peuvent mais ils le doivent. Au moment de la tonsure, lorsque l'on offre au novice son chapelet —-.-que l'on appelle d'ailleurs «le glaive spirituel», on lui ordonne de prier nuit et jour de la Prière de Jésus. Il s'ensuit que l'exercice de la Prière de Jésus constitue pour le moine un vœu. L'accomplissement de ce vœu est une obligation à laquelle il est impossible de renoncer.

Des moines âgés m'ont dit qu'au début de ce siècle encore, dans le « désert » de Sarov — et sans doute dans d'autres monastères russes bien organisés — on enseignait immédiatement la Prière de Jésus à tous ceux qui entraient au monastère. Le Saint moine Séraphin qui s'adonnait à la vie ascétique dans ce monastère et qui était parvenu, dans la prière, aux degrés les plus élevés, ne cessait de conseiller aux moines de vivre dans l'attention et de s'exercer à la Prière de Jésus. Un certain jeune homme, qui avait achevé le cycle des études du Séminaire, lui rendit visite et s'ouvrit au Staretz de son désir de se faire moine. Le Staretz lui donna les conseils les plus appropriés au salut de son âme. Au nombre de ceux-ci figurait la prescription d'apprendre la Prière de Jésus. En parlant de celle-ci, le Staretz ajouta : une prière seulement «extérieure» est insuffisante. Dieu est attentif à l'esprit et c'est pourquoi ceux, parmi les moines, qui ne joignent pas à leur prière ,« extérieure » la prière « intérieure » ne sont pas des moines. Et c'est là une affirmation parfaitement exacte. Moine signifie « isolé » et celui qui ne s'est pas isolé en lui-même, n'est pas encore isolé, il n'est pas encore moine quand bien même il vivrait dans le plus isolé des monastères. L'esprit de l'ascète, s'il ne s'est pas isolé en lui-même, s'il ne s'est pas enfermé en lui-même, se trouve inévitablement parmi le bruit et l'agitation produits par la multitude de pensées qui ont constam­ment libre accès auprès de lui et cet esprit bat la campagne sans aucune nécessité ni profit se portant préjudice à lui-même. L'isolement de l'homme en lui-même ne peut s'effectuer qu'au moyen de la prière attentive et principalement au moyen de la Prière de Jésus.

 

L'élève. — Le jugement du Père Séraphin me paraît trop sévère.

Le Staretz. — Il ne paraît tel qu a une vue superficielle, il ne paraît tel qu'à une insuffisante compréhension des trésors immenses que révèle le christianisme. Ce n'est pas une opinion personnelle qu'a présenté Saint Séraphin, il a exprimé l'opinion qui est celle de l'ensemble des Pères, qui est celle de l'Eglise Orthodoxe. Saint Hésychius de Jérusalem dit : « Celui qui a renoncé à tout ce qui appartient au monde, à sa femme, à ses biens, à tout le reste, n'a rendu moine que l'homme « extérieur » et non pas l'homme « intérieur » lequel est esprit. Seul est moine véritable, celui qui s'est détaché des pensées empreintes de passion ; il lui sera facile, lorsqu'il en aura le désir, de rendre également moine l'homme « extérieur ». Ce n'est pas un exploit aisé que de rendre moine « l'homme intérieur». Existe-t-il, dans la génération actuelle, un moine qui se soit totalement dégagé-des pensées empreintes de passions, qui se soit rendu apte à une prière pure, immatérielle, incessante qui constitue le signe du moine intérieur ? (Propos sur la sobriété). Saint Agathon, moine d'un ermitage égyptien, à qui l'on demandait ce qu'il y avait de plus important de l'ascèse corporelle ou de l'ascèse intérieure, répondait : « L'homme est semblable à l'arbre, l'ascèse corporelle est semblable au feuillage et l'ascèse intérieure au fruit». Mais, comme il est dit dans l'Ecriture, « tout arbre qui ne produit pas de bon fruit sera coupé et jeté au feu » (Luc 3, 9), on en déduit évidemment que tous nos soins doivent aller au fruit ; c'est-à-dire à préserver notre esprit. Mais il faut également que l'arbre soit couvert et orné de feuillage, ce qui est représenté par notre ascèse corporelle (Vie des Pères de l'Ermitage). « O merveille, s'écrie Saint Nicéphore l'Athonite rapportant dans son « Enseignement sur l'ascèse spirituelle » les paroles de Saint Agathon, « quelle condamnation a prononcé ce Saint, à l'encontre de tous ceux qui ne préservent pas leur intellect mais ne se confient qu'aux actions seules. » Tout arbre qui ne produira pas de bons fruits, c'est-à-dire la garde de l'intellect, mais qui n'a que des feuilles, c'est-à-dire l'ascèse corporelle, sera coupé et jeté dans le feu ! Elle est terrible, Père, ta sentence » (Nicéphore. Propos sur la sobriété).

La garde de l'intellect, la préservation de l'intellect, l'attention, l'ascèse de l'intellect, la prière de l'intellect ce sont les appellations diver­ses d'un seul et même exploit spirituel dans ses différentes manifestations. L'ascèse de l'âme se transforme, en son temps, en ascèse de l'esprit. Cette ascèse de l'esprit est cette même ascèse de l'âme mais que la grâce de Dieu a revêtu de son ombre. Cette ascèse, mentale ou spirituelle, est ainsi définie par les Pères : « L'attention est un silence du cœur incessant, implorant toujours et sans arrêt Jésus-Christ, Fils de Dieu et Dieu, respirant par lui, s'armant courageusement avec lui contre les ennemis, se confessant à Lui qui seul a le pouvoir de pardonner les péchés». (Saint Hésychius de Jérusalem, Propos sur la Sobriété). Saint Nicéphore l'Athonite a assimilé les appellations à des morceaux de pain découpés que l'on peut, selon leurs aspects, appeler : morceaux, bouts ou tranches (Propos sur la Sobriété). La Sainte Ecriture de l'Ancien Testament donne pour commandement : « Avant toutes choses, garde ton cœur car de lui jaillissent Ies; sources de la vie» (Proverbes 4, 23). «Prends garde que ne s'élève dans ton cœur cette pensée injuste» (Deuter. XV, 9). Selon le Commentaire de Saint Hésychius, Propos sur la Sobriété). La vigilance à l'égard du cœur et sa purifi­cation sont tout particulièrement exigées par le Nouveau Testament. C'est dans ce sens que vont tous les commandements du Seigneur. « Purifie d'abord le dedans de la coupe et du plat pour que le dehors, aussi, devienne pur » (Matth. XXII, 26). Ce sont les hommes que le Seigneur a qualifié ici de « vases de verre fragiles » et de « glaise sans valeur». Il disait : « Ce qui sort de l'homme, c'est cela qui rend l'homme impur. En effet, c'est de l'intérieur, c'est du cœur des hommes que sortent les, intentions mauvaises, inconduites, vols, meurtres, adultère, cupidité, perversités, ruses, débauches, envie, injure, vanités, déraison. Tout ce mal sort de l'intérieur et rend l'homme impur » ('Matth. VII, 20-23).

Saint Barsanuphe le Grand dit : « Si l'ascèse intérieure accomplie avec Dieu, c'est-à-dire bénie par Dieu, n'aide pas l'homme, c'est en vain qu'il s'efforcera aux ascèses extérieures, c'est-à-dire à l'ascèse corporelle ». Saint Isaac le Syrien : « Celui qui ne possède pas les œuvres de lame est privé de dons spirituels ». Dans un autre propos, ce grand modèle de l'ascèse chrétienne assimile l'ascèse corporelle, privée d une ascèse destinée à purifier l'intellect à des entrailles stériles, à des seins desséchés : « Ils ne peuvent, dit le Saint, approcher l'intel­ligence divine » (Propos 58). Saint Hésychius de Jérusalem : « Celui qui ne possède pas une prière pure de pensée n'a pas d'armes pour combattre : je parle de la prière qui agit toujours dans l'intérieur de lame, de la prière dans laquelle l'ennemi, qui combat dans le secret, est terrassé et brûlé par l'invocation du Christ» (Propos 21). « De même qu'il est impossible de mener une vie terrestre sans aliment ni boisson, il est de même impossible à l'âme — sans la garde de l'intel­lect et la pureté du cœur (ce en quoi consiste et ce que l'on nomme «sobriété») — d'atteindre quoi que ce soit de spirituel ou bien de se libérer de la pensée du péché quand bien même ce serait par la crainte des tourments éternels que l'on s'efforcerait à ne pas pécher » (Propos 109). « Si tu désires véritablement confondre les pensées qui t'assaillent, rester silencieux dans la paix de l'âme, veiller librement sur ton cœur, que la Prière de Jésus s'unisse à ta respiration — et tu verras qu'en peu de jours cela se réalisera » (Propos 182). « Il est impossible au navire de naviguer sans eau ; de même la garde de l'intellect ne saurait se réaliser sans la sobriété, unie à l'humilité et à la Prière ininterrompue de Jésus » (Propos 168). « Si tu as le désir de Dieu et non pas simplement de paraître un moine saint, modeste et constamment uni à Dieu, mais si tu désires en vérité être un tel moine, exerce de toutes tes forces la vertu d'attention qui consiste à garder et préserver l'intellect, en accomplissant l'hésychasme du cœur, dans un état bienheureux de ton âme excluant l'imagination — ce qui ne se rencontre qu'en bien peu de moines » (Propos 115). « Il est véritablement et essentiellement moine celui qui s'exerce à la sobriété et seul celui qui s'exerce à la sobriété est un vrai moine » (Propos 159)- Cet enseignement des Pères a pour fondement, telle la pierre angu­laire d'un édifice, l'enseignement du Seigneur lui-même. « Mais l'heure vient et maintenant elle est là — où les vrais adorateurs adoreront le Père en esprit et en vérité. » Tels sont, en effet, les adorateurs qui cherchèrent le Père. « Dieu est esprit et c'est pourquoi ceux qui l'ado­rent doivent adorer en esprit et en vérité » (Jean IV, 23-24). Je me souviens qu'au temps de ma jeunesse, certains pieux laïcs, même parmi les nobles et qui menaient une vie des plus simples, s'adonnaient à la Prière de Jésus. De nos jours, cette précieuse habitude s'est presque perdue en raison de l'affaiblissement général du christianisme et du monachisme. Prier du nom de Jésus-Christ exige une vie sobre, d'une moralité élevée, la vie du pèlerin, l'abandon des passions ; or c'est la dissipation, les nombreuses relations, la satisfaction de nos multiples fantaisies qui nous sont devenues indispensables et aussi des bienfaiteurs et des bienfaitrices. « Jésus s'est éloigné de la foule qui se trouvait en ce lieu » (Jean, V, 13).

 

L'élève. — De ce que vous avez dit, ne résulte-t-il pas que l'on ne peut, sans la Prière de Jésus, obtenir le salut ?

Le Staretz. — Ce n'est pas ce que disent les Pères. Saint Nil de Sorsky, au contraire, se référant au saint Martyr Pierre de Damas, affirme que beaucoup de ceux qui n'ont pas acquis l'« apatheia » se sont rendus dignes d'obtenir la rémission des péchés et le salut (Règle du Skite. Propos n° 1). Saint Hésychius, après avoir dit que sans la sobriété il est impossible d'éviter le péché par les pensées, qualifie également de bienheureux ceux qui se sont abstenus du péché en actes. Il les a appelés « ceux qui forment le Royaume de Dieu » (Propos sur la Sobriété, 110 et 160). Mais atteindre l'« apatheia» ou l'illumi­nation ou — ce qui est la même chose — la perfection chrétienne, ceci est impossible sans l'acquisition de la prière pure : sur cela, tous les Pères sont d'accord. Le but de la vie monastique ne consiste pas seule­ment à atteindre le salut, mais à atteindre, de préférence, la perfection chrétienne. Ce but, le Seigneur nous en a tracé le préalable : « Si tu veux être parfait, dit le Seigneur, va, vends ce que tu possèdes, donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi » {Matt. XIX, 21, Marc X, 21). Les Pères, comparant l'ascèse de la Prière de Jésus aux autres exploits ascétiques des moines, disent ceci : « Bien qu'il existe d'autres voies et modes de vie ou, si tu désires les appeler ainsi, des actions utiles qui conduisent au salut et l'accordent à ceux qui les pratiquent ; bien qu'il existe des exploits ascétiques qui permettent de parvenir à l'état de serviteur et de mercenaire (comme le dit le Seigneur lui-même) : il y a de nombreuses demeures chez mon Père» (Jean XIV, 2) c'est cependant la voie de la prière pure qui est la voie royale, la voie d'élection, elle surpasse en élévation et en beauté tous les autres exploits comme l'âme surpasse le-corps, elle élève jusqu'à la filiation divine ce qui est terre et cendre (Saint Calliste et Ignace Xanthopoulos).

 

L’ élève. La tendance du monachisme actuel dans lequel on rencontre très peu l'exercice de la Prière de Jésus, ne peut-elle me servir de justification et d'excuse si je ne m'adonne pas à celle-ci ?

Le Staretz. — Ce qui est dû reste dû et l'obligation reste l'obli­gation — quand bien même le nombre de ceux qui ne la remplisse plus ne ferait que croître. Tous ont prononcé les vœux, ni la multiplication de ceux qui y ont renoncé, ni l'habitude prise d'y renoncer ne donnent force de loi à cette renonciation. « Sors sans crainte, petit troupeau, car notre Père a trouvé bon de vous donner le Royaume » {Luc, XII, 32). Rares sont les voyageurs sur la voie étroite, nombreùx ceux de la voie large {Matth. VII, 13-14). A la fin des temps, la voie étroite sera abandonnée par presque tous, presque tout le monde s'engagera sur la voie large. Il n'en résultera pas la perte pour la voie large de la propriété qu elle a de mener à la perdition, et il n'en résultera pas, pour la voie étroite, d'être désormais superflue et inutile pour le salut. Celui qui désire son salut doit s'en tenir à la voie étroite, tel est le commandement explicite du Sauveur.

 

Lélève. — Pourquoi appelles-tu « voie étroite » l'exercice de la Prière de Jésus ?

Le Staretz. — Comment ne serait-elle pas la voie étroite, voie étroite au sens précis du mot ? Celui qui a le désir d'entreprendre la Prière de Jésus avec succès se doit de se protéger intérieurement et extérieurement par une conduite des plus prudentes, des plus attentives. Notre être déchu est prêt à nous trahir, à nous livrer à chaque instant ; les esprits déchus calomnient avec rage et avec une ruse toute spéciale l'exercice de la Prière de Jésus. Il n'est pas rare que d'une inattention — semble-t-il insignifiante — d'une négligence ou d'un excès de confiance que l'on ne remarque même pas, surgissent des conséquences capitales qui influencent la vie, le destin éternel de l'ascète : « Si Yahweh ne venait à mon secours, mon âme habiterait bientôt le séjour , du silence. Quand je dis : mon pied chancelle, ta bonté, Yahweh, me soutient » (Ps. XCIV, 17-18),

Une conduite prudente et attentive constitue le fondement de ' Vxercice de la Prière de Jésus. Il faut d'abord écarter de soi la mollesse et les satisfactions de la chair sous tous leurs aspects.

Il faut se contenter d'une nourriture et d'un sommeil toujours modérés, proportionnés aux forces et à la santé pour que nourriture et sommeil apportent au corps le réconfort nécessaire sans occasionner des troubles impurs, dus à des excès ou un affaiblissement dû à leur insuffisance. Le vêtement, la demeure, les biens matériels en général doivent être discrets, à l'imitation du Christ, à l'imitation de ses Apôtres en suivant leur esprit, en communiant avec leurs esprits. Les Saints Apôtres et leurs disciples véritables ne sacrifiaient en rien à l'agitation, à la vanité selon le monde, n'entraient pas en relation avec l'esprit du monde. L'action juste et bénéfique de la Prière de Jésus ne peut germer que de l'Esprit du Christ, elle ne germe et croît que sur ce terrain exclusivement. La vue, l'ouïe et les autres sens doivent être étroitement gardés afin qu'à travers eux, les démons ne se précipitent pas dans lame comme à travers des portes. Bouches et langues doivent être maîtrisées par le silence ; les billevesées, les bavardages, spécialement les commé­rages, les moqueries, la médisance sont les plus féroces ennemis de la prière. Il faut renoncer à recevoir des frères dans sa cellule ou à aller dans la leur ; il faut avec patience rester dans sa cellule comme dans un tombeau avec son cadavre — son âme déchirée, meurtrie par le péché — et implorer le pardon du Seigneur. De ce tombeau qui est la cellule, la prière s'élève vers le ciel ; dans le tombeau dans lequel le corps est enfoui après la mort, dans le tombeau de l'enfer dans lequel est précipitée l'âme du pécheur, il n'y a déjà plus place pour la prière. Il faut, dans le monastère, être un pèlerin, ne pas se mêler, de son propre chef, des affaires du monastère, ne pas nouer de relations étroites avec qui que ce soit ; dans les travaux du monastère, se protéger par le silence, se rendre fréquemment à l'Eglise de Dieu, visiter en cas de nécessité la cellule du père spirituel, réfléchir à chaque sortie loin de sa cellule, ne la quittant que sous l'empire d'une nécessité valable.

Il faut se refuser résolument à toute curiosité et désir de connaître qui sont du domaine de l'agitation pour forcer toute sa curiosité et sa recherche à l'approfondissement et à l'étude des voies de la prière. Ces voies requièrent une recherche et une étude méticuleuses ; elles ne sont pas que « voies étroites », mais voies « conduisant à la vie » (Matt. VII, 14) ; elles sont la science des sciences, l'art des arts. C'est ainsi que les qualifient les Pères.

La voie de la prière authentique devient incomparablement plus étroite lorsque l'ascète y pénètre avec les activités qui sont celles de « l'homme intérieur », quand il pénétrera dans les défilés et qu'il ressen­tira le caractère réel, salvifique, indispensable d'un tel état ; lorsque l'épreuve, dans sa cellule intérieure, deviendra l'objet de son désir, alors le resserrement dans son mode de vie extérieure deviendra également désirable pour lui en tant que refuge et protection pour ses activités intérieures. Celui qui a pénétré, par son intellect, dans l'exploit de la prière doit renoncer, et renoncer sans cesse aussi bien à toutes les pensées et sensations de l'être déchu qu'à toutes les pensées et sensations qui lui sont apportées par les esprits déchus, quelles que puissent être les apparences favorables de l'une et d'autre de ces pensées ou de ces sentiments ; il ne doit cesser de marcher sur la voie étroite de la prière la plus attentive, ne s'écartant ni vers la gauche, ni vers la droite. J'entends par déviation vers la gauche l'abandon de la prière par l'intellect pour un entretien avec des pensées agitées et pécheresses. J'entends par.déviation vers la droite l'abandon de la prière par l'in­tellect en vue d'un entretien avec des pensées apparemment bonnes.

Il est quatre sortes de pensées et de sensations qui agissent sur celui qui prie : les unes germent par la grâce de Dieu implantées en chaque chrétien orthodoxe par le saint baptême, d'autres sont proposées par l'Ange gardien, d'autres surgissent de l'être déchu, certaines, enfin sont apportées par les esprits déchus. Les pensées des deux premiers modes — plus exactement les souvenirs et les sentiments — collaborent à la prière, la vivifient, renforcent l'attention et le sentiment de repentir, engendrent la componction, les pleurs du cœur, les larmes, découvrent au regard de l'orant l'étendue de ses péchés et la profondeur de la chute de l'humanité, lui rappellent la mort inéluctable dont l'heure est inconnue, le jugement impartial et terrible de Dieu, les tourments éternels dépassant par leur cruauté ce que l'homme peut concevoir.

Dans les pensées et les sensations de l'être déchu, le bien se trouve mêlé au mal, mais dans les pensées démoniaques, le mal se dissimule souvent derrière le bien, encore qu'il agisse parfois manifestement en tant que mal. Les pensées et sensations des deux derniers modes agissent réciproquement les unes sur les autres en raison des liens et des relations entre les esprits déchus et l'être humain déchu. Le premier effet de leurs actions se manifeste dans l'orgueil des pensées, dans les distractions au cours de la prière. Les dernières font surgir de manière imaginaire des considérations spirituelles et élevées qui détour­nent de la prière, procurent une joie vaine, une délectation, une auto­satisfaction comme si celles-ci avaient pour origine la découverte des enseignements chrétiens les plus mystérieux. A la suite de cette théo­logie et philosophie démoniaques, des pensées et des images troubles et passionnées se ruent dans l'âme, saccagent et anéantissent la prière, détruisent les bonnes dispositions de lame. C'est à leurs fruits que l'on distingue les pensées et les sensations authentiquement bonnes de celle qui ne sont bonnes que de manière illusoire. Oh ! combien les Pères ont raison de qualifier l'exercice de la Prière de Jésus de voie étroite, de renoncement à soi-même et de renoncement au monde ! (Saint Nil de Sinaï). Ces qualités sont celles de toute prière attentive et fervente, mais tout particulièrement de la Prière de Jésus étrangère à la diversité formelle « à la multiplicité des pensées, apanages de la psalmodie et d'autres formes de prières ». (L'Echelle).

 

L'élève. — De quels mots se compose la Prière de Jésus ?

Le Staretz. — Elle consiste dans les mots suivants : « Seigneur,' Jésus-Christ, Fils de Dieu, aie pitié de moi, pécheur ». Quelques Pères divisent, pour les novices, la prière en deux moitiés ; ils enseignent, par exemple, de dire du matin au déjeuner : « Seigneur Jésus-Christ, aie pitié de nous », et après le déjeuner : « Fils de Dieu, aie pitié de moi ». C'est là une ancienne tradition. Mais il vaut mieux, dans la mesure du possible, s'accoutumer à prononcer la prière en entier. On n'admet les divisions que par condescendance à la faiblesse des faibles et des débutants.

 

L'élève. — Fait-on mention de la Prière de Jésus dans la Sainte Ecriture ?

Le Staretz. — On parle de la prière dans le Saint Evangile. Ne crois pas qu'elle soit une « institution humaine, elle est une institution divine. C'est Jésus, notre Seigneur Jésus-Christ lui-même, qui l'a instaurée et présentée. A l'issue de la Cène mystique, où fut institué le mystère le plus grand parmi les mystères chrétiens : la sainte Eucharis­tie, le Seigneur dans son discours d'adieu à ses disciples, avant d'aller au-devant des souffrances terrestres et de la mort sur la Croix pour le rachat de l'humanité prévue, a donné le plus élevé de son enseigne­ment et les dernières instructions les plus graves. Au nombre de ces instructions, il a permis et ordonné de prier en son Nom. « En vérité, en vérité, je vous le dis, si vous demandez quelque chose à mon Père en mon nom, il vous le donnera » (Jean XVI, 23). « Tout ce que vous demanderez en mon nom, je le ferai de sorte que le Père soit glorifié dans le Fils. Si vous me demandez quelque chose en mon nom, je le ferai » (Jean XIV, 13-14). « Jusqu'ici, vous n'avez rien demandé en mon nom : demandez et vous recevrez si bien que votre joie sera parfaite » (Jean XVI, 24). La grandeur du nom de Jésus est annoncée par les prophètes. Désignant la rédemption des hommes que devait accomplir le Dieu Homme, Isaïe s'écrie : « Voici le Dieu de mon salut ! Vous puiserez des eaux avec joie aux sources du salut ! et vous direz en ce jour-là : Louez Yahweh, invoquez son nom, proclamez que sublime est ce nom » (Isaie, XII, 2-4). « Oui, sur le sentier de tes jugements, nous t'attendons, Yahweh, ton nom et ton souvenir sont le désir des âmes » (Isale, XXVI, 8). A l'unisson d'Isaïe, David prophétise : « Puis­sions-nous acclamer ta victoire et, au nom de notre Dieu, lever l'étendard — pour nous, c'est le nom de Yahweh qui donne la joie. » (Ps., XIX, 6-8). « Heureux qui marche, Yahweh, à la clarté de ton visage. A cause de ton nom, il se réjouit perpétuellement et par ta justice, il s'élève » (Ps., LXXXVIII, 16-17).

 

L'élève. — En quoi consiste la force de la Prière de Jésus ?

Le Staretz. — Elle consiste dans le nom divin du Dieu Homme, de notre Seigneur et Dieu Jésus-Christ. Les Apôtres, ainsi que nous le voyons dans le livre des Actes et dans l'Evangile, accomplissaient de grands miracles par le nom du Seigneur Jésus-Christ, ils guérissaient des infirmités inguérissables par des moyens humains, ils ressuscitaient des morts, ordonnaient aux démons, les chassaient hors de ceux qu'ils tenaient sous leur puissance. Une fois, peu après l'Ascension au ciel du j Seigneur, alors que les douze Apôtres demeuraient encore à Jérusalem, deux d'entre eux, Pierre et Jean, allèrent prier au Temple de Jérusalem. f On portait chaque jour, aux portes du Temple, appelées Belle Porte, un 1 boiteux de naissance qui ne pouvait ni marcher ni tenir debout. Placé f aux portes, le malade demandait l'aumône à ceux qui entraient dans l le Temple. Cette aumône, on le voyait, servait à le nourrir. Lorsque les Apôtres s'approchèrent de la Belle Porte, le boiteux fixa sur eux son j- regard, s'attendant à recevoir leur aumône. Saint Pierre lui dit alors : « De l'or et de l'argent, je n'en ai pas, mais ce que j'ai je te le donne : j au nom de Jésus-Christ le Nazaréen, lève-toi et marche. » (Actes, III, 6). L'infirme fut immédiatement guéri, entra dans le Temple avec les Apô- f très, louant Dieu à haute voix. La foule, frappée de stupeur, s'assembla [ autour des Apôtres. « Peuple d'Israël, dit Pierre à la foule rassemblée, pourquoi vous étonnez-vous de cela ? Ou pourquoi nous regardez-vous | pareillement, comme si c'était par notre puissance ou notre piété que nous l'avons fait marcher ? Le Dieu d'Abraham, d'Isaac et de Jacob, le < ' Dieu de nos pères a glorifié son fils Jésus... Et c'est pour avoir cru à son nom que celui que vous voyez et connaissez a recouvré la force par son nom » (Actes XII, 16). La nouvelle du miracle parvint rapidement jusqu'au Sanhédrin, hostile au Seigneur-Jésus. Le Sanhédrin s'émut de cette nouvelle, arrêta les Apôtres, les plaça sous garde et les fit com­paraître le lendemain devant son assemblée réunie au complet. Le boi­teux guéri fut également convoqué. Lorsque les Apôtres se tinrent au milieu des déicides assemblés, qui venaient de se stigmatiser par le supplice de l'Homme Dieu, au nom et par le nom de qui ce miracle absolument stupéfiant était accompli aux yeux d'une multitude de témoins, on posa aux Apôtres la question : « Par quel pouvoir et au nom de qui avez- vous fait cela ? » Pierre, rempli de l'Esprit-Saint, répondit par les paroles de l'Esprit-Saint qui s'achevaient ainsi : « Sachez-le bien, vous tous et tout le peuple d'Israël : c'est par le nom de Jésus-Christ de Naza­reth que vous avez crucifié, que Dieu a ressuscité d'entre les morts, c'est par Lui que cet homme se présente devant vous en pleine santé... II n'est sous le ciel d'entre les noms qui se donnent chez les hommes aucun autre qui doive nous sauver » (Actes, IV, 10-12).

Le silence scelle la bouche des ennemis de Pierre sous l'action de l'invincible force de là céleste vérité. La nombreuse assemblée des sages et des puissants ne trouva rien à dire ni à objecter au témoignage de l'Esprit-Saint manifesté par les deux pêcheurs illettrés et revêtus du sceau de l'empreinte céleste : le miracle de Dieu. Le Sanhédrin a recours à son autorité : la force. Malgré le miracle évident, malgré le témoignage donné par Dieu lui-même à la vérité, le Sanhédrin interdit formellement aux Apôtres d'enseigner au nom de Jésus et même de prononcer son nom. Mais c'est avec vigueur que les Apôtres répondent : « Aux yeux de Dieu, est-il juste de vous obéir plutôt qu'à Dieu ? Jugez-en ! Pour nous, en effet, nous ne pouvons pas ne pas dire ce que nous avons vu et entendu » (Actes IV, 20). A nouveau, le Sanhédrin ne trouve rien à objecter, à nouveau il n'a recours qu'à son autorité et répète les rigoureuses interdictions. Il relâche les Apôtres sans leur avoir fait quoi que ce soit, malgré leur désir de déverser sur eux leur fureur délirante ; leur attitude et leurs actions se trouvaient entravées par ce miracle manifeste. Pierre et Jean, rentrés auprès des leurs, leur trans­mirent les menaces et les interdictions du tribunal suprême. C'est alors que les douze Apôtres et les membres de l'Eglise naissante élevèrent, d'un seul cœur, une prière enflammée à Dieu : « Mais maintenant, Seigneur, prête attention à leurs menaces et donne à tes serviteurs de faire entendre ta parole avec une pleine assurance. A cette fin, étends ta main pour que s'opèrent des guérisons, des miracles et des prodiges par le nom de ton saint Serviteur Jésus » (Actes, IV, 29-30).

L'élève. — D'autres affirment que l'exercice de la Prière de Jésus est toujours, ou presque toujours, suivie de l'« illusion » et s empressent d'en interdire l'exercice.

Le Staretz. — Faire siennes une telle pensée et une telle inter­diction constitue un affreux blasphème qui comporte une illusion digne de compassion. Notre-Seigneur Jésus-Christ est l'unique source de notre salut, l'unique moyen de notre salut. Son nom humain puisait, en sa Divinité une force, la force sans limite, la force toute sainte de nous sauver. Comment donc cette force, agissant en viie du salut, cette force qui seule donne le salut, peut-elle dégénérer et conduire à la perdition ? C'est un non-sens, c'est une stupidité douloureuse, blasphé­matoire et qui peut perdre l'âme ! Ceux qui s'approprient de telles formes de pensées se trouvent précisément dans l'illusion démoniaque, trompés par de fausses pensées issues de Satan. Satan s'est insidieuse­ment dressé contre le nom très saint et parfait de Notre-Seigneur Jésus-Christ ; il utilise, pour s'en faire une arme, l'aveuglement et l'ignorance des hommes ; il calomnie le nom « qui est au-dessus de tout nom pour qu'au nom de Jésus tout genou fléchisse dans le monde céleste, terrestre et infernal » (Philip. II, 9-10). A ceux qui interdisent de prier de la prière de Jésus, on peut répondre par les paroles des apôtres Pierre et Jean prononcées lors de l'interdiction analogue faite par le Sanhédrin des Juifs. « Aux yeux de Dieu, est-il juste de vous obéir plutôt qu'à Dieu ? Jugez-en. Le Seigneur Jésus a ordonné de prier par son très Saint Nom. Il nous a fait un don qui n'a pas de prix. Quelle importance peut avoir un enseignement humain qui contredit l'enseignement de Dieu, une interdiction humaine qui s'efforce de détourner et de détruire la volonté de Dieu, de ravir ce don qui n'a pas de prix ? Il est dangereux, très dangereux de prêcher un enseigne­ment opposé à l'enseignement que prêche l'Evangile. Une telle entre­prise revient à s'écarter volontairement de la grâce de Dieu, selon le témoignage de l'Apôtre. » (Gai., I, 8).

 

U élève. — Cependant, les « startsi » dont je rapporte l'opinion jouissent d'une particulière notoriété et sont considérés par beaucoup de personnes comme étant les maîtres les plus expérimentés de la vie spirituelle.

Le Staretz. — L'Apôtre a prêché — ou c'est plutôt l'Esprit-Saint qui a prêché par la bouche de l'Apôtre — de réfuter tout enseignement qui serait contraire à l'enseignement donné par les Apôtres ; de le réfuter quand bien même ce serait un ange du ciel qui prodiguerait ce faux enseignement (Gai, I, 8-9). C'est ainsi que s'est exprimée la Sainte Ecriture — non pas que l'un des saints Anges aurait tenté de contredire l'enseignement du Christ — mais parce que l'enseignement du Christ, enseignement de Dieu, est véridique en tout, parfaitement saint, et n'est pas susceptible d'être modifié par une science insuffisante, erronée, et des raisonnements provenant de la chair. L'enseignement du Christ, dépassant le jugement et des hommes et des anges, ne s'acquiert uniquement que par une foi humble et sert lui-même de pierre de touche à l'épreuve de laquelle sont soumis tous les autres enseignements.

L'opinion du monde quant aux supérieurs de monastères n'a pas de sens si l'enseignement de ces supérieurs est contraire à la Sainte Ecriture et aux écrits des Pères et renferme des blasphèmes. Le monachisme est la science des sciences, il faut la connaître pour juger à leur juste valeur ceux qui l'enseignent. Saint Maxime le Grand a dit : « Beaucoup parmi ceux qui en apparence paraissent justes passent pour d'authen­tiques chrétiens, mais c'est aux hommes de l'art seuls et parmi eux à ceux qui connaissent l'art à fond qu'il appartient de savoir si ces justes ont bieti la science et l'image du Roi ou s'ils se trouvent marqués et frappés d'un signe de contrefaçon par des personnes mal intention­nées ? Seront-ils approuvés ou récusés par des hommes de l'art experts ? S'il ne se trouve pas d'hommes de l'art experts, il n'est personne pour dépister ceux qui agissent avec fourberie parmi ceux qui sont exté­rieurement revêtus en moines et en chrétiens » (Propos 38, ch. I).

Saint Théophilacte le Bulgare commentant les paroles de l'Archange Gabriel sur Jean, Précurseur du Seigneur, disant qu'il « sera grand devant le Seigneur » (Luc 1, 15), dit : « L'Ange affirme que Jean sera grand de­vant le Seigneur car beaucoup sont appelés grands devant les hommes non pas devant Dieu, mais ils sont des hypocrites ». Si une vie pleine de défauts, et des intentions coupables revêtues d'hypocrisie ne peuvent être reconnues par le monde, celui-ci pourra d'autant moins parvenir à reconnaître une science incomplète, superficielle, une science perverse.

Le monde attache un grand prix à l'ascèse corporelle, aux pri­vations, ne distinguant pas si elles sont utilisées avec profit et correc­tement ou d'une manière pécheresse pour le plus grand dommage spirituel. Le monde apprécie spécialement ce qui agit avec succès sur les sentiments de la chair, ce qui correspond aux conceptions qu'il se fait des vertus et du monachisme ; le monde aime ce qui le séduit et lui convient, le monde aime ce qui lui appartient, a dit le Sauveur (Jean XV, 18, 25).

C'est plutôt la haine du monde, la médisance du monde, la per­sécution dont il est l'objet de sa part qui peuvent être le signe du véritable serviteur de Dieu ; de ceci a témoigné le Seigneur (Jean XV, 18, 25).

Les Saints Pères recommandent de choisir un maître dénué de séduction, dénuement qui se prouve par l'accord de son enseignement et de son mode de vie avec les Saintes Ecritures et l'enseignement des Pères (Calliste et Ignace Xanthopoulos). Us mettent en garde contre les maîtres inexpérimentés « afin de ne pas être condamnés par leur enseignement erroné » (Saint Syméon le Nouveau Théologien, Phi lo­cal ie). Ils prescrivent de contrôler l'enseignement des maîtres par l'enseignement des Saintes Ecritures et des Saints Pères, d'accepter ce qui est conforme, de rejeter ce qui est en désaccord (Saint Syméon le Nouveau Théologien). Ils affirment que ceux dont l'œil de l'esprit n'est pas purifié et qui sont incapables de reconnaître l'arbre à ses fruits tiennent pour édifiants et spirituels des hommes vaniteux, creux, des hypo­crites alors qu'ils ne font nullement attention aux saints véritables, considérant que lorsque ceux-ci gardent le silence c'est parce qu'ils sont ignorants et lorsqu'ils parlent ils sont fiers et cruels (L'Echelle, Propos 21, Ch. 7). Scrute l'Ecriture Sainte en entier tu verras partout en elle le nom du Seigneur magnifié et glorifié, et exaltée sa puissance salvifique à l'égard des hommes. Scrute les écrits des Pères, tu verras que tous, sans exception, conseillent et recommandent l'exercice de la Prière de Jésus, la qualifient d'arme telle qu'il n'en est pas de plus puissante sur la terre comme au ciel (L'Echelle, Propos 24). Ils la qualifient d'héritage de Dieu, inaliénable, de commandement parmi les plus décisifs et des plus élevés annoncés par l'Homme Dieu, de consolation débor­dante d'amour, de gage des plus doux et des plus authentiques (Saints Calliste et Ignace Xanthopoulos).

Réfères-toi enfin aux instructions de l'Eglise Orthodoxe d'Orient, tu verras qu'elle a prescrit à tous ses enfants illetrés moines, laïcs, de remplacer la psalmodie et les prières que l'on doit — selon la règle — dire dans les cellules par la Prière de Jésus ; que peut signifier, en face du témoignage unanime de l'Ecriture Sainte et de tous les Pères, en face des règles de l'Eglise Universelle quant à la Prière de Jésus, l'enseignement contraire de quelques aveugles se glorifiant et glorifiés par d'autres aveugles semblables à eux.

Un Staretz moldave, le moine Basile, vivant à la fin du siècle dernier, a défini de manière particulièrement réussie l'enseignement de la Prière de Jésus dans ses notes sur les écrits de Grégoire le Sinaïte, d'Hésychius de Jérusalem et de Philothée du Sinaï. Ce moine a intitulé ses notes : « Préface » ou « Voie d'accès ». (Titre particulièrement juste.) La lecture de ces notes prépare à la lecture des Pères nommés ci-dessus dont les écrits s'adressent plutôt à des moines déjà très avertis (les notes éditées par Optino-Poustinia sont éditées avec les écrits de Païssi de Nametz dont Basile était le prieur, le compagnon d'Ascèse et l'ami). Dans sa préface au livre de Grégoire le Sinaïte, le Staretz Basile dit : « Certains ignorent l'expérience de l'ascèse spirituelle et s'imaginant posséder le don de discernement, se justifient, ou pour mieux dire, détournent de l'enseignement de cette sainte activité sous trois prétextes, ou allégations : tout d'abord en réservant cette ascèse à ceux qui sont saints et qui ont atteint l'apatheia jugeant qu'elle n'appartient qu'à ces derniers et non à ceux encore soumis aux passions, deuxièmement, en faisant état de la totale disparition des maîtres aptes à enseigner ce mode de vie et cette voie et, troisièmement, sous pré­texte de l'illusion consécutive à cette ascèse. De ces trois arguments ou allégations le premier n'est ni nécessaire, ni juste car le premier degré de réussite des moines novices consiste en la retenue des passions par la sobriété de l'intellect et la garde du cœur, c'est-à-dire par cette prière de l'intellect qui convient aux ascètes. La seconde n'est pas fondée, car, en raison de l'insuffisance du maître et d'enseignants, c'est l'Ecriture qui nous enseigne, le troisième renferme en soi un leurre ; il conduit celui qui lit des traités traitant de l'illusion à se fourvoyer en les interprétant de travers. Au lieu de constater l'illusion qui peut résulter de ces écrits et de s'en préserver, ils déforment ces écrits et les présentent comme étant un motif pour éviter cette ascèse de l'intellect. Mais si tu redoutes cette ascèse, si tu redoutes de l'apprendre par déférence seu­lement et dans la simplicité de ton cœur, alors moi aussi je la redoute, mais non pas en raison de fables inconsistantes selon lesquelles « si l'on craint les loups, on ne doit pas aller en forêt». Et Dieu aussi, il faut le craindre mais non pas le fuir et s'en éloigner à cause de cette peur. Puis le moine explique la différence entre la prière accomplie par l'intellect accompagné de la sympathie du cœur qui s'adresse à tous les moines prieurs et aux chrétiens, avec la prière accordée par grâce et qui s'exerce par l'intellect dans le cœur et à partir du cœur et qui est l'apanage des moines confirmés. Ceux qui ont accepté et fait leur un malheureux préjugé à l'encontre de la Prière de Jésus et ne se sont pas familiarisés avec elle par un long et correct enseigne­ment feraient bien mieux de s'abstenir à son sujet, en reconnaissant leur absolue ignorance de cette sainte ascèse plutôt que de se croire obligés à prêcher contre l'exercice de la Prière de Jésus, en proclamant que cette sainte prière peut être cause d'illusion et nuisible à l'âme. Afin de mettre en garde, je crois indispensable de dire que le blasphème à l'encontre de la prière du nom de Jésus qui consiste à attribuer une action nocive à ce Saint Nom équivaut au blasphème des pharisiens à l'encontre des miracles de Jésus (Matthieu 12, 31, 34, 36). L'igno­rance peut être pardonnée lors du jugement de Dieu beaucoup plus aisément qu'un préjugé opiniâtre avec les déclarations et les actes qui en découlent. Souvenons-nous qu'au jugement de Dieu nous devons rendre compte de chaque vaine parole (Matth. 12, 31, 34, 36) et le compte que nous avons à rendre sera d'autant plus terrible quant à la parole et aux paroles de blasphème à l'égard d'un dogme fondamental de la foi chrétienne. L'enseignement quant au pouvoir divin du nom de Jésus possède la totale valeur d'un dogme fondamental et compte au nombre très saint et à l'ensemble de ces dogmes. Un raisonnement ignare et blasphématoire à l'égard de la Prière de Jésus présente toutes les caractéristiques d'un raisonnement hérétique.

 

L'élève,Les Pères mettent cependant en garde contre l'illusion ceux qui s'adonnent à la Prière de Jésus.

Le Staretz. — Oui, ils mettent en garde. Ils mettent en garde contre l'illusion celui qui se livre à l'obéissance et celui qui est parvenu à l'« hésychia » et celui qui s'exerce au jeûne, en un mot, ils mettent en garde tous ceux qui s'adonnent à une vertu quelle qu'elle soit. C'est le diable et non pas une vertu qui est à la source de l'illusion comme il est à la source de tout mal.

Il importe d'observer avec la plus grande prudence, dit Saint Macaire le Grand, les embûches, les fourberies, les manières d'agir pleines de ruses et de mal imaginées de toutes parts par l'ennemi (le diable). De même que l'Esprit Saint sert, à travers Paul, à tous et pour tous (I Cor. IX, 22), de même l'esprit malin s'efforce d'être mauvais en tous et pour tous, afin de conduire tout le monde à la perdition. Avec ceux qui prient, il fait semblant de prier pour les conduire par le moyen de la prière à l'orgueil ; il jeûne avec ceux qui jeûnent pour les séduire par leurs souffrances et les amener à perdre la raison, avec ceux qui scrutent les Saintes Ecritures, il s'efforce de scruter la Sainte Ecriture recherchant en apparence la science, mais en réalité s'efforçant à les amener à une conception erronée de l'Ecriture, à ceux qui se sont rendus dignes de l'illumination, il s'efforce de paraître posséder également ce don, comme le dit Paul : « Satan lui-même se déguise en ange de lumière » (2 Cor. XI, 14) afin d'attirer à soi par la séduction d'une soi-disant lumière. On peut dire simplement qu'il revêt, pour tous, « tous les aspects afin de s'asservir l'ascète par des actes du bien, et, se dissimulant sous un aspect décent, le conduire à sa perte» (Propos 7, chap. 9).

Il m'est arrivé de voir des startsi, s'adonnant exclusivement à une ascèse physique intense, arriver: de la sorte à la plus grande suffisance, au plus grand leurre. Les passions de leurs âmes, colère, fierté, sour­noiseries, désobéissance s'étaient développées de façon incroyable. L'« ego » et l'autosuffisance les dominaient définitivement. Us refusaient définitivement et avec obstination les conseils en vue de leur salut et les avertissements de leurs directeurs de conscience, de leurs prieurs et même de leurs évêques ; bafouant les règles, non seulement de l'humilité, mais de la modestie, de la plus simple convenance, ils ne cessaient de manifester, de la manière la plus importante, leur dédain envers ces personnages.

Un certain moine d'Egypte devint, au début du IVe siècle, la victime de la plus terrible des illusions démoniaques. Il sombra tout d'abord dans l'orgueil puis, par cet orgueil, tomba sous une toute particulière influence de l'esprit malin. Le diable, s'appuyant sur l'orgueil volontaire du moine, s'employa à développer en lui cette infirmité afin de se l'asservir définitivement par un orgueil mûri et endurci ; et l'entraîner ainsi à la perte de son âme. Assisté par les démons, le moine réalisa de tels désastreux progrès qu'il se tenait — pieds nus — sur des charbons ardents et, se tenant ainsi, récitait en entier la prière du Seigneur : « Notre Père ». Bien sûr, les per­ sonnes qui ne possédaient pas de discernement spirituel voyaient en cet exploit un miracle de Dieu, une extraordinaire sainteté du moine, la puissance du Seigneur, et, couvrant ce moine de louanges, attisant en lui son orgueil, ils favorisaient sa propre perte. Il n'y avait là, ni miracle de -Dieu, ni sainteté du moine, la puissance du Seigneur ne s'exerçait pas ici, c'est Satan qui agissait ici, s'appuyant sur la suffi­sance de cet homme, sur sa volonté mal orientée ; c'est l'illusion démoniaque qui agissait ici. Mais, me demanderas-tu, que signifiait la prière du Seigneur dans cette action démoniaque ? Le possédé la récitait et attribuait bien à son action la réalisation du miracle. Bien évidemment la Prière du Seigneur n'avait, ici, aucune part, le possédé par sa propre volonté, par son propre orgueil, par la séduction démo­niaque usa à l'encontre de lui-même de l'arme spirituelle donnée à l'homme pour son salut. Les aberrations et l'orgueil des hérétiques se voilent toujours de l'usage erroné de la Parole de Dieu ; ils s'en recouvrent avec la plus aiguisée des malices et, dans l'événement que nous relatons, l'égarement des hommes et l'illusion démoniaque se voilaient insidieusement, dans ce même but, de la prière du Seigneur. Le malheureux moine pensait qu'il se tenait, pieds nus, sur les charbons ardents sous l'action de la prière du Seigneur en vertu de la pureté et de l'élévation de sa vie d'ascète alors que c'est par l'action du démon qu'il se tenait sur eux. C'est exactement de la même façon que la suffisance et l'illusion démoniaque se voilent parfois sous l'action de la Prière de Jésus et l'ignorance attribue à l'action de cette sainte prière ce qui ne doit être attribué qu'à l'action conjointe de Satan et de l'homme, de l'homme qui s'est livré à la direction satanique. Le moine en question a passé d'une sainteté présumée à un débordement de' satisfaction puis à un dérèglement total de l'esprit et s'étant précipité dans une chaudière d'un établissement de bain, y périt brûlé ; il fut envahi par le désespoir ou bien encore vit-il quelque apparition trompeuse dans le foyer de la chaudière.

 

L'élève. — Qu'est-ce qui, dans l'homme, dans ce qu'il a de proprement humain le rend capable d'illusion ?

Le Staretz. — Saint Grégoire le Sinaïte dit : « Il n'est, en fait, qu'une seule cause d'illusion, l'orgueil » (chap. 131 Philoçalie). Dans • l'orgueil humain, qui est suffisance, le démon trouve un refuge com­mode pour lui et associe sa suffisance à la suffisance de l'homme. Chaque homme est plus ou moins enclin à l'illusion, car la nature humaine, la plus pure, possède en soi quelque chose qui fait partie de lorgueil (Saint Maxime le Grand, Propos 3, chap. 2). Combien est fondée une telle mise en garde des Pères ! Il faut être circonspect, il faut se préserver avec soin de la suffisance et de l'illusion. A notre époque où les maîtres inspirés par Dieu ont totalement disparu, il faut une particulière prudence, une particulière attention envers soi- même. Celles-ci sont nécessaires.dans tous les exploits ascétiques des moines, mais elles sont particulièrement nécessaires dans la prière qui — de tous les exploits ascétiques est celui qui élève le plus, qui est le plus salutaire à l'âme, qui est le plus calomnié par les ennemis. « Conduisez-vous avec crainte» (Pierre 1, 17) témoigne l'Apôtre; l'exercice de la Prière de Jésus comprend son propre début, sa propre progression, sa fin qui est sans fin. Il est indispensable d'en entre­prendre l'exercice par le commencement et non par le milieu ou la fin. Le très Saint Calliste, Patriache de Constantinople, décrivant les fruits spirituels de cette prière, dit : « Que personne parmi ceux qui ne sont pas initiés aux mystères ou parmi ceux qui ont besoin de lait et qui ont entendu parler de l'enseignement élevé, de l'action bénéfique de cette prière, n'aie l'audace de l'effleurer. Une telle tentative intempes­tive doit être interdite. Ceux qui veulent l'aborder et rechercher préma­turément ce qui advient en son temps, qui s'efforcent de pénétrer dans l'apatheia alors qu'ils se trouvent dans un contexte qui n'y correspond pas, les Pères ne les considèrent pas autrement que comme des insensés. Il est impossible de lire un livre à qui n'a pas appris l'alphabet (Chapitres sur la prière - Philocalie).

 

L'élève. — Que signifie « commencer l'exercice de la Prière de Jésus par le milieu ou par la fin et que signifie commencer cet exercice par le commencement ? »

Le Staretz. — Ceux qui commencent la prière par le milieu ce sont ceux qui, débutants, ont lu dans les écrits des Pères des instructions données sur la Prière de Jésus à des « hésychastes » c'est-à-dire aux moines déjà confirmés dans l'ascèse monastique. Commencent par le milieu ceux qui, sans aucune préparation préliminaire, s'efforcent de pénétrer dans le temple du cœur par leur intellect et d'élever, de là, leur prière. Commencent par la fin ceux qui cherchent à susciter sans tarder en eux la saveur de la grâce de la prière ainsi que d'autres manifestations qui en découlent. Il faut commencer par le commen­cement, c'est-à-dire accomplir la prière avec attention et vénération dans un dessein de repentir en ne faisant que veiller à ce que ces trois qualités soient sans cesse présentes dans la prière. C'est ainsi que saint Jean Climaque, qui pratiquait avec ferveur la prière bénie du cœur, prescrit à ceux qui sont encore sous l'obédience une prière « d'attention », et à ceux qui ont mûri dans l'« hésychasme », la « prière du cœur ». Il considère impossible ppur les premiers une telle grâce excluant la distraction et l'exige des seconds. (L'Echelle, Propos 4.) Dans une assemblée, il faut prier par son intellect seul, mais dans ia solitude par l'intellect et la parole, quelque peu à haute voix, pour être entendu de soi seul (Saint Calliste : de la Prière). Il importe d'avoir soin d'une manière toute particulière, d'avoir scrupuleusement soin d'adapter une morale conforme aux commandements évangéli­ques. L'expérience ne tardera pas à faire découvrir à celui qui prie les liens les plus étroits entre les commandements évangéliques et la Prière de Jésus. Ces commandements servent à cette prière comme l'huile sert à la flamme de la lampe ; sans huile la lampe ne peut être allumée, l'huile épuisée, elle ne peut brûler, elle s'éteint, répandant alentour une fumée nauséabonde. Un sens moral conforme à l'ensei­gnement de l'Evangile se forme très aisément par des obédiences monastiques si celles-ci sont accomplies conformément aux règles exigées par les Pères. Une obéissance authentique sert de fondement, de porte d'entrée légale pour un « hésychasme » authentique (Saint Calliste et Ignace Xanthopoulos). L'hésychasme authentique consiste dans la prière de Jésus assimilée par le cœur, et parmi les Pères certains ont accompli le grand exploit de la prière du cœur, sans silence ni réclusion, entourés de la rumeur du monde. (Tels furent : Alexis, homme de Dieu, saint Jean Kouchnik, saint Vitellius, moine et autres.) (L'Echelle Propos 4). Ce n'est que sur une morale conduite et ordon­née par les Commandements évangéliques, ce n'est que sur cette pierre solide de l'Evangile que peut être édifié le temple grandiose, saint et immatériel d'une prière agréable à Dieu. Elle est vaine, l'œuvre basée sur le sable, sur une morale légère, chancelante {Matth. VII, 26).

Seule une morale parvenue à une discipline harmonieuse, belle, affermie par la pratique des commandements évangéliques peut être assimilée à un vase impérissable d'argent ou d'or seul capable de rece­voir dignement et de conserver en toute sécurité le chrême spirituel et qui n'a pas de prix : la prière.

Saint Symeon le Nouveau Théologien, parlant de l'éventualité de l'échec qui peut survenir dans la prière et de l'ivraie produite par l'illusion qui en résulte, attribue la cause de l'échec et de l'illusion à la non-observation de la régularité et de la progressivité dans l'ascèse. « Celui qui veut accéder aux sommets de la réussite dans la prière, dit le Théologien, qu'il ne commence pas par aller de haut en bas, mais qu'il accède du bas vers le haut, d'abord par le premier degré de l'échelle, puis par le second, ensuite par le troisième, enfin par le qua­trième... De la sorte, il est possible à chacun de s'élever de terre et de monter au ciel. Il doit, en premier lieu, s'efforcer de dompter et de réduire ses passions. Ensuite, il doit s'exercer à la psalmodie, c'est-à- dire à la prière orale ; lorsque seront domptées les passions, la prière procurant alors naturellement joie et douceur à la langue devient agréable à Dieu. En troisième lieu, il doit s'astreindre à la prière de l'intellect. On entend par là une prière qui s'effectue par l'intellect dans le cœur. Quant à la prière attentive des débutants qui s'exerce en sympathie avec le cœur, elle est rarement qualifiée par les Pères de prière pure, ils l'annexent plutôt à la prière vocale. « En quatrième lieu, il doit accéder à la contemplation. » « Le premier mode constitue l'attribut des débutants, le second, de ceux qui progressent dans la réussite, le troisième de ceux parvenus au succès suprême, le quatrième, des parfaits. » Plus loin, le Théologien dit que ceux-là même qui s'effor­cent de dompter leurs passions doivent s'exercer à la garde du cœur et à la prière de Jésus attentive correspondant à leur structure » (Propos sur les trois modes de l'attention et de la prière. L'Echelle Propos 27). Dans les cénobies de Pacôme le Grand qui ont formé les ascètes les plus éminents de la prière pure, on soumettait, pendant trois ; ans, à des travaux physiques sous la direction d'un staretz chacun de ceux nouvellement entrés au monastère. Par ces épreuves physiques, par les fréquentes instructions du staretz, par une confession quotidienne des activités intérieures et extérieures, par le renoncement à la volonté, les passions se trouvaient purement et rapidement domptées, l'intellect et le cœur acquéraient une notable pureté. A l'issue de ces trois années, on exigeait des novices qu'ils apprennent par cœur tout l'Evangile et les psaumes, et ceux qui étaient doués, toute la sainte Ecriture, ce qui développe de manière extraordinaire la prière vocale attentive. Ce n'est qu'après cela que l'on commençait l'enseignement secret de la Prière pure, que l'on commentait abondamment à l'aide du Nouveau et de lAncien Testament. Les moines étaient, de la sorte, amenés à une conception exacte de la prière pure et à une exacte pratique de celle-ci.

La fermeté de ces fondements et l'exactitude de la pratique condui­saient à un merveilleux succès. (Empruntés aux souvenirs de saint Cassien le Romain.)

 

L'élève. — Existe-t-il un moyen sûr pour se prémunir contre l'illusion en général, lors de tous les exploits monastiques et en parti­culier dans l'exercice de la Prière de Jésus.

Le Staretz. — De même que c'est l'orgueil qui est généralement cause de l'illusion, c'est l'humilité — vertu directement opposée à l'orgueil — qui sert de prévention certaine et de garantie contre l'illusion. Saint Jean 'Climaque apelle l'humilité : « L'anéantissement des passions » (L'Echelle, fin du 28e Propos). Il est évident qu'en celui en qui n'agissent pas les passions, en qui elles sont dominées, l'illusion ne peut agir, car l'illusion est une propension passionnée de l'âme au mensonge basé sur l'orgueil.

Lors de l'exercice de la Prière de Jésus et, d'une manière générale, de la prière, c'est l'aspect d'humilité que l'on appelle les pleurs qui protège totalement et en toute sécurité. Les larmes, c'est le sentiment qu'éprouve le cœur qui se repent, le sentiment du regret salvifique, de la peccabilité et des différentes et multiples impuissances de l'homme. Les larmes, c'est le « cœur contrit et humilié que Dieu ne dédaigne pas » (Psaume -F^, 19), c'est-à-dire qu'il ne sera pas livré à la puissance et aux outrages des démons comme leur est livré le cœur orgueilleux, empli de suffisance, de confiance en soi, de vanité. Les larmes, c'est l'unique sacrifice que Dieu accepte de l'esprit humain déchu jusqu'à la restauration de l'esprit humain par le Saint-Esprit Divin. Que notre prière soit pénétrée du sentiment de repentir, qu'elle s'accompagne de larmes et jamais l'illusion n'aura prise sur nous. Saint Grégoire le Sinaïte, dans le dernier chapitre de son œuvre'(Philo- calie, lrc partie), dans lequel il expose aux ascètes les prières destinées à prémunir contre l'illusion-perdition de lame, dit : « Ce n'est pas un petit exploit que de parvenir exactement à la vérité et de se purifier de tout ce qui s'oppose aux vertus, car le diable a pour habitude de présenter, surtout devant les débutants, l'illusion sous l'aspect de la vertu en donnant au malin la forme du spirituel. C'est pour cette raison que celui qui, dans l'hésychasme, s'efforce à atteindre la prière . pure doit progresser sur le chemin mental de la prière avec une grande circonspection et dans les larmes, demandant des instructions à ceux

Généralités

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qui y sont experts, pleurer sans cesse ses péchés, en s'affîigeant et crai­gnant de s'exposer aux tourments ou de s'écarter de Dieu, de s'en séparer en ce monde ou dans l'autre... Si le diable voit que l'ascète vit dans les pleurs, il ne reste pas auprès de lui, ne supportant pas l'humilité qui provient des larmes... C'est une arme puissante que d'avoir les larmes quand on prie. Une prière exempte d'illusions réside dans la chaleur qui accompagne la Prière de Jésus ; celle-ci pénètre le sol du cœur d'une chaleur qui consume les passions telles de mau­vaises herbes et procure à l'âme joie et paix. Cette chaleur ne vient ni de gauche ni de droite, ni d'en haut, mais jaillit dans le cœur lui- même comme la source d'eau de l'Esprit qui donne la Vie. Efforce-toi de trouver, elle, l'unique, de l'acquérir dans ton cœur, garde ton intellect éloigné sans cesse de toute imagination à l'écart des raison­nements et des pensées, et sois sans crainte. Celui qui a dit : « C'est moi, n'ayez pas peur », c'est Lui qui est avec nous. C'est Lui que nous cherchons. Il nous protège toujours et nous ne devons pas craindre de nous lamenter en invoquant Dieu. Si d'aucuns se sont fourvoyés et ont corrompu leur esprit, sache qu'ils s'y sont exposés par leur présomption et leur orgueil. » De nos jours, par suite de la totale disparition des maîtres spirituels, celui qui s'adonne à la prière est dans l'obligation de se laisser guider uniquement par la sainte Ecriture et les écrits des Pères (Saint Nil de Sorsky, Introduction à la tradition). Ceci est beaucoup plus difficile. Raison de plus pour redoubler nos pleurs.

 

De l'exercice de la Prière de Jésus

L!élève. — Expose-moi la manière correcte de dire « la Prière de Jésus ».

Le Starezt. — La manière correcte d'accomplir « la Prière de Jésus » découle tout naturellement d'une conception correcte de Dieu, du Très Saint Nom du Seigneur Jésus et des relations de l'homme à Dieu.

Dieu est l'Etre d'une grandeur illimitée, parfait, créateur et rédemp­teur des hommes, dont la Toute-Puissance s'exerce sur les hommes, les anges, les démons, toute la création visible et invisible. Une telle concep­tion de Dieu nous enseigne que nous devons, dans la prière, nous tenir devant Dieu dans la plus profonde vénération, avec la plus grande crainte et le plus grand émoi. Dirigeant sur lui toute notre attention, nous devons concentrer dans cette attention toutes les forces de notre intel­ligence, de notre cœur, de notre âme, rejetant toute distraction et toute • rêverie qui portent atteinte à l'attention et à la vénération, qui font obstacle à une attitude correcte devant Dieu, correction éminem­ment exigée par la majesté de Dieu. (Jean IV, 23-24). Isaac le Syrien Ta dit d'une façon parfaite : « Lorsque dans la prière tu t'inclines devant Dieu, pense que tu es comme une fourmi, un vermisseau, un enfant balbutiant. Ne dis pas devant lui des choses profondes, aborde Dieu avec la manière de penser d'un enfant. »

Ceux qui ont acquis la prière véritable ressentent une indicible pauvreté d'esprit lorsqu'ils sont devant Dieu, le louant, se confessant à lui, lui présentant leurs demandes. Et c'est naturel. Lorsque celui qui prie ressent avec abondance la présence de Dieu, la présence de la Vie elle-même, la présence de la Vie insaisissable, inatteignable, sa propre vie lui apparaît alors comme une goutte d'eau minuscule comparée à l'océan illimité. C'est à cet état qu'est parvenu le juste Job, lui qui a tant souffert en gravissant les sommets les plus élevés de la sainteté. Il s'est senti comme « ayant fondu » telle la neige qui fond et disparaît sous les rayons ardents du soleil.

Le Nom de notre Seigneur Jésus-Christ est divin — divines la force et la vertu de ce Nom — toutes-puissantes et salvatrices — au-dessus de notre entendement, inaccessibles à celui-ci. Avec foi, espérance et persévérance, unies à une grande dévotion et avec crainte, accomplis­sons la grande action de Dieu, enseignée par Dieu. « Exerçons-nous à la prière du Nom de notre Seigneur Jésus-Christ, à l'invocation inin­terrompue du Nom de Dieu», dit Barsanuphe le Grand ; « c'est là le moyen qui anéantit, non seulement les passions, mais l'action même de celles-ci. De même que le médecin applique sur la plaie du malade des médicaments et des pansements et que ceux-ci agissent efficacement alors même que le malade ignore de quelle manière cela se produit, de même, exactement, le nom de Dieu, lorsque nous l'invoquons, extermine toute passion alors que nous ignorons de quelle manière cela se produit. »

Notre état habituel, celui de toute l'humanité, est un état de chute, d'illusion, de perdition. Prenant conscience de cet état et, dans la mesure où nous en prenons conscience, le ressentant en nous, nous en lamentant, il nous faut nous en lamenter dans nos prières, nous lamenter avec des larmes, avec des larmes et des gémissements, nous lamenter pour être pardonnés. Renonçons à toute saveur spirituelle, à tout état élevé d'oraison dont nous sommes et indignes et incapables. Il est impossible d'élever le chant de Dieu sur la terre étrangère et avec un cœur qui est dominé par les passions. Si nous entendons une invi­tation à élever ce chant, sachons, avec certitude, que cette invitation nous vient de ceux qui nous «tiennent captifs». « Près des fleuves de Babylone, nous ne pouvons et ne devons que pleurer. » (Ps. 136).

Tels sont, en ce qui concerne l'exercice de la Prière de Jésus, les instructions d'ordre général tirées de l'Ecriture Sainte, des écrits des Pères et des quelques entretiens avec ceux qui s'adonnent avec vérité à cette prière. Pour ce qui est des instructions particulières et spécialement pour les débutants, je reconnais utile de rappeler ce qui suit : Saint Jean Climaque conseille d'« enfermer» l'intellect dans les paroles de la prière et, chaque fois qu'il s'évadera de ces paroles, le ramener à nouveau. Un tel procédé est tout particulièrement utile, tout particulièrement efficace. Lorsque, de la sorte, l'intellect sera « dans l'attention », le cœur, par l'attendrissement, entrera en sympathie avec elle, la prière se déroulera par l'intellect et le cœur à la fois. Il faut prononcer les paroles de la prière très posément — avec lenteur même — afin que l'intellect ait la possibilité de s'enfermer dans les mots. Réconfortant et instruisant des moines cénobites qui s'exer­çaient à la discipline monastique, les exhortant au zèle et à l'attention dans l'exercice de la prière, Jean Climaque dit : « Dieu n'exige pas des moines s'exerçant à la discipline une prière absolument pure de distractions. Ne perds pas courage si les distractions te dévalisent : oblige, constamment, dans le calme, ton intelligence à revenir à elle- même. Une absence totale de distractions est le privilège des Anges. Nous, esclaves des passions, prions le Seigneur constamment, sans nous en écarter ; car tous ceux qui sont exempts de passions ont passé, grâce à une telle prière d'état soumis aux passions à un état qui en était exempt. Si, sans désemparer, tu éduques ton intelligence à ne pas s'écarter des paroles de la prière, elle sera auprès de toi-même aux heures de réfectoire ; mais si tu tolères de sa part un vagabondage incontrôlé, elle ne pourra jamais demeurer en toi. Le grand héros de la grande et parfaite prière a dit : « J'aime mieux dire cinq mots avec mon intelligence que des milliers avec ma langue» (Corinth. XIV, 19) Une telle prière — prière bénie de l'intelligence dans le cœur, exempte d'évasion n'est pas naturelle aux enfants ; voilà pourquoi, nous, enfants, qui nous préoccupons de la qualité de la prière, de l'attention (par l'emprisonnement de l'intelligence dans les mots), il nous faut prier beaucoup. La quantité donne naissance à la qualité.

Dieu accorde une prière pure à celui qui prie beaucoup sans paresse et constamment, de sa prière entachée de distractions. Il faut beaucoup de temps aux novices pour apprendre la prière. Il est impos­sible d'acquérir cette vertu suprême aussitôt après l'entrée au monastère ou l'entrée dans la vie de l'ascèse. Il y faut et le temps et une pro­gression dans l'épreuve, pour que l'ascète devienne — à tous points de vue — mûr pour la prière. De même que la fleur et le fruit germent sur une tige ou un arbre qui ont dû — eux-mêmes — être semés et croître auparavant, de même la prière doit germer sur d'autres vertus et ne point apparaître ailleurs que sur celles-ci. Ce n'est pas rapidement que le moine parviendra à maîtriser son entendement, ce n'est pas rapidement qu'il habituera son intellect à demeurer dans les paroles de la prière comme — pour ainsi parler — en « captivité » dans un cachot. Distrait par les passions qu'il a contractées, par les impressions, les souvenirs, les soucis, l'intellect du débutant rompt constamment les liens qui le sauvegardent, abandonne la voie étroite pour s'emporter vers le large, il aime voyager en toute liberté sur cette terre de séduction en compagnie des esprits déchus, voyager sans but, sans prudence, se faisant du mal à lui-même. Les passions — ces infirmités morales de l'homme — sont la cause fondamentale de la distraction dans la prière. La diminution des distractions est en rapport de l'amoindrissement des passions. Les passions sont maîtrisées et s'anéantissent progressivement grâce à une véritable obéissance et au renoncement qui découle de cette obéissance véritable. Obéissance, renoncement, humilité, telles sont les principales vertus sur lesquelles se fonde le progrès dans la prière. La concentration de l'esprit, accessible à l'homme, est accordée par Dieu en son temps à celui qui s'adonne à la prière lorsque celui-ci aura démontré la sincérité de son désir d'acquérir cette prière par l'obstination et l'ardeur de son ascèse.

Notre compatriote, le saint moine Dorothée, maître célèbre de l'ascèse spirituelle et semblable à ce titre à Saint Isaac le Syrien, conseille à celui qui s'exerce à la Prière de Jésus de commencer à la prononcer vocalement. « La prière vocale — dit-il — se transforme d'elle-même en prière spirituelle». «D'une prière vocale fréquente — dit le saint moine — découle la prière spirituelle, et de la prière spirituelle apparaît la prière du cœur ». Il faut prononcer « la Prière de Jésus », non pas à voix haute, mais doucement avec simplicité, de manière à l'entendre soi-même. A l'occasion d'un accès particulier de distraction, de tris­tesse, de mélancolie ou d'indolence, il est d'un grand profit de pro­noncer vocalement la Prière de Jésus ; progressivement, sous l'influence de la prière vocale, l'âme s'élève de son lourd sommeil moral dans lequel la plongent souvent la mélancolie et la tristesse. Il est hautement profi­table de prononcer vocalement la Prière de Jésus lors d'un accès pres­sant de pensées et de rêveries d'origine charnelle ou sous la colère, au moment où, sous leur action, le sang s'échauffe et bout, lorsque la paix et le silence abandonnent le cœur, lorsque l'intellect ébranlé se met, en quelque sorte, à vaciller et à s'attacher à une foule de pensées et d'images vaines. Les princes invisibles du mal — dont les yeux du corps ne peuvent déceler la présence, mais que l'âme — elle — recon­naît par l'action qu'ils exercent sur elle — sont dans le désarroi, dans la confusion lorsqu'ils entendent le Nom pour eux terrible — de Jésus-Christ et ils quittent l'âme sans tarder.

Cette méthode, préconisée par le saint moine, est simple et pra­tique. Il faut la combiner avec le procédé de Saint Jean Climaque, c'est-à-dire prononcer la prière à voix haute — pour soi seulement — sans hâte et en « enfermant » l'intellect dans les mots de la prière ; une telle réclusion de l'intellect dans les mots de la prière est recom­mandée par le saint moine lui-même.

Ce procédé de Saint Jean Climaque, il est indispensable de l'observer également dans la méthode exposée par Saint Nil de Sorsky dans son « Second Propos » de la « Tradition ou Constitution érémitique ». II a emprunté cette méthode aux Pères grecs (Syméon le Nouveau Théo­logien et Grégoire le Sinaïte, la simplifiant quelque peu. Saint Nil écrit : « Ce que ces saints ont dit quant à la « retenue du souffle », c'est-à-dire à respirer avec lenteur est — ainsi que l'expérience le prouvera rapidement — très utile pour « rassembler » l'intelligence. Certains, n'ayant pas compris ce procédé, lui accordent une importance exagérée et retiennent le souffle avec démesure, endommageant ainsi leurs poumons, ils portent —• en même temps —■ un préjudice à leur âme en lui faisant contracter une pratique erronée de la prière qui ne s'épanouit qu'au sein d'une attitude tranquille, paisible et recueillie de l'âme et du corps.

« Toute démesure provient du démon » disait le Grand Pimène. La règle quotidienne monastique, comportant un nombre déterminé de prosternations jusqu'à terre ou d'inclinaisons jusqu'à la ceinture selon les forces de chacun, constitue une aide puissante pour celui qui entre­prend l'étude de la Prière de Jésus. Ces prosternations doivent être accomplies sans hâte, avec un sentiment de repentir et, à chaque pros­ternation, on prononce la Prière de Jésus. On peut en voir un exemple dans les « Propos sur la Foi » de. Saint Syméon le nouveau Théologien, décrivant la prière quotidienne du soir du jeune bienheureux Georges ; Saint Syméon dit : « Il songeait qu'il se tenait devant le Seigneur lui- même et se prosternait devant ses pieds très purs ; il priait le Seigneur avec des larmes pour que le Seigneur prenne pitié de lui. En priant, il se tenait immobile, semblable à un poteau, ne permettant aucun mouvement, ni à ses jambes, ni à quelque partie de son corps, ne laissant pas ses yeux jeter un regard curieux à droite ou à gauche. Il se tenait avec grande crainte et tremblement ne se laissant aller ni au sommeil, ni à la tristesse, ni à l'indolence ». Le nombre de prosternations peut, au début, être limité à douze, nombre qui peut être augmenté constam­ment en fonction de ses forces, des convenances, des circonstances du moment. Multipliant le nombre de prosternations, il importe de main­tenir la qualité de la prière pour ne pas se laisser entraîner à une quantité inefficace et stérile sous l'influence d'une excitation de la chair. Les prosternations échauffent le corps, celui-ci se fatigue quelque peu ; une telle disposition du corps coopère à l'attention et à la componction. Mais veillons, oui, veillons à ce que cette disposition ne se transforme en une excitation de notre chair, étrangère aux sentiments spirituels, et donnant libre cours à des sentiments dus à notre nature déchue. La quantité — combien souhaitable lorsque l'esprit est orienté avec droi­ture — peut devenir parfaitement funeste si elle mène à une excitation de la chair. C'est à ses fruits que se reconnaît cette excitation de la chair, par eux elle se distingue de la chaleur spirituelle ; les fruits de l'excitation de la chair sont : la suffisance, la présomption, l'assurance, autrement dit l'orgueil sous toutes ses formes ; sur ces fruits vient facilement se greffer l'illusion. Les fruits de la chaleur spirituelle, ce sont : le repentir, l'humilité, les larmes, les pleurs ; c'est au moment du coucher qu'il est le plus commode d'accomplir la règle des pros­ternations, à cette heure les soucis de la journée ayant pris fin, on peut accomplir cette règle de manière plus prolongée et attentive. Mais le matin aussi, et au milieu de la journée, il est utile, pour les jeunes surtout, d'accomplir un nombre mesuré de prosternations de douze à vingt. On maintient, grâce à ces prosternations, une disposition d'esprit propice à la prière et au crucifiement de la chair, et le zèle pour l'épreuve de la prière s'en trouve accru.

Je pense que les conseils que je propose sont suffisants pour un débutant désireux de s'instruire de la Prière de Jésus. « La prière — a dit Saint Mélétios le confesseur — n'exige pas un professeur mais exige du soin, de l'application, et une particulière attention et celui qui en est le professeur : c'est Dieu. Les saints Pères ayant composé de nombreux écrits sur la prière et un guide sûr pour s'y exercer à celui qui s'y livre, proposent et invitent à entrer dans l'épreuve même de la prière pour en recevoir une connaissance substantielle sans laquelle un enseignement verbal — fut-il le fruit de l'expérience — serait mort, obscur, incompréhensible car il exige d'être expliqué et animé par l'expérience. A l'inverse, celui qui s'adonne avec soin à la prière et y a déjà progressé doit se reporter fréquemment aux écrits des Pères pour se contrôler, s'orienter, se souvenant que Paul, le sublime, bien qu'il eût acquis par révélation le témoignage le plus élevé de tous les témoignages, celui de l'Esprit, alla à Jérusalem soumettre aux Apôtres qui y étaient la révélation qui lui avait été faite au milieu des païens «pour ne pas risquer de courir ou d'avoir couru en vain» {Gai. II, 2), dit-il.

 

L’élève. — Quels sont les livres des Pères que doit lire celui qui désire s'adonner à « la Prière de Jésus » guidé par un enseignement inspiré par Dieu ?

Le Staretz. —Cela dépend du genre de vie que mène celui qui s'adonne à la prière. Consulte les écrits de Calliste et Ignace Xantho­poulos sur le silence et la prière ; tu verras qu'ils ont été composés pour des moines vivant dans des ermitages ou pour des anachorètes menant une vie analogue à celle des moines de l'ermitage d'Egypte où chaque staretz vivait dans une cellule séparée ayant un ou deux et pas plus de trois élèves. Ceux qui vivent de la sorte, les Pères les nomment les « hésychastes ». L'« hésychaste » dispose de lui-même et de son temps selon son propre jugement ou selon les coutumes em­pruntées à ses supérieurs, alors que les moines qui vivent en commun sont tenus à participer aux offices divins de la communauté et à se plier à la discipline du monastère n'ayant ni le droit ni la faculté de disposer d'eux-mêmes et de leur temps comme ils l'entendent ; de plus, ne sont admis à l'hésychasme que ceux qui ont déjà progressé dans la vie monastique, l'ayant appris d'abord dans la vie en communauté, ceux qui se sont rendus dignes d'un signe spécial de la grâce ; voilà pourquoi les Livres des Pères composés pour les hésychastes ne con­viennent nullement aux novices et, d'une manière générale, aux moines qui vivent en communauté dans les monastères. Ce que nous avons dit du livre de Xanthopoulos, il convient de le dire également de ceux de Grégoire le Sinaïte, d'Isaac le Syrien, de Nil de Sorsky, du saint moine Dorothée. Celui qui pratique la prière dans le cadre d'une discipline monastique peut prendre connaissance de ces livres, non pas pour en faire des guides, mais simplement pour les connaître, veillant en même temps à ce qu'ils ne les entraînent pas prématurément dans la solitude et la clôture ou dans une ascèse inappropriée ; l'un et l'autre se produisent souvent, pour le plus grand dommage de celui ainsi trompé, par un zèle irréfléchi. Lorsque, par manque de jugement ou par insouciance, des petits enfants ou des adolescents tentent de soulever un poids excédant leur force, ils font un effort qui, souvent, les estropie à jamais ; c'est ainsi que ceux qui n'ont pas atteint une maturité spirituelle suffisante s'exposent à de grands dommages provenant d'épreuves spirituelles ne correspondant pas à leur état ; ils sombrent souvent dans un dérèglement irrémédiable. Les écrits de saint Hésychius, de Théophile, de Théolepte dans la seconde partie de la « Philocalie » ont une grande utilité pour les moines vivant en communauté tout comme pour ceux qui sont isolés Les avant-propos du moine Basile sont tout particulièrement utiles ; il y explique l'ensei­gnement de la prière de repentir, enseignement aussi fructueux qu'utile pour notre époque. On trouve beaucoup de préceptes édifiants sur la prière dans le livre de Barsanuphe le Grand. Notons que la première partie comporte des réponses à des ermites, la seconde (à partir de la réponse 220) à des cénobites.

 

L'élève. — Que signifie le « lieu du cœur » dont parle Syméon le Nouveau Théologien, le moine Nicéphore et d'autres Pères ?

Le Staretz. — C'est ce que l'on appelle une force spirituelle ou bien l'esprit de l'homme qui se situe dans la partie haute du cœur, face au sein gauche, de la même manière que l'intellect se situe dans le cerveau.- Il faut que, dans la prière, l'esprit s'unisse à l'intellect et qu'ensemble, avec lui, il prononce la prière ; alors l'intellect agit par les paroles prononcées en pensée seulement ou à l'aide de la voix, tandis que l'esprit agit en un sentiment d'attendrissement ou de larmes. Cette union est accordée, en son temps, par la grâce divine, mais pour le débutant, il suffit que l'esprit sympathise et collabore avec l'intellect. En préservant son attention par l'intellect, l'esprit ressentira nécessai­rement l'attendrissement. On appelle généralement l'esprit « cœur » tout comme, au lieu du mot intelligence, on emploie le mot « tête ». Prie avec attention, avec un esprit contrit, en t'aidant des méthodes indiquées plus haut et ainsi, d'elle-même, se dévoilera une connais­sance expérimentale du « lieu du cœur ». Les avant-propos du moine Basile l'expliquent de manière satisfaisante.

 

L’elève. — Il m'a semblé que c'est de mauvaise grâce que tu as répondu à ma question sur le « lieu du cœur » et, en me renvoyant aux « avant-propos » du moine Basile, tu t'es dérobé à l'exposition deta propre conception et de tes vues. Pour mon profit et celui des autres, exprime-toi — je t'en supplie — clairement sur ma question.

Le Staretz. — Ta question a affligé mon cœur. Nombreux sont ceux qui me l'ont posée et elle fut souvent la manifestation d'un état d esprit faux, d'une altération spirituelle. Il est difficile de remédier à un état d'esprit qui a été faussé par une pratique erronée d'efforts spirituels : un tel état d'esprit n'est souvent plus corrigible. Et il demeure incorrigible soit par l'orgueil de ceux qui sont dans l'erreur, soit parce que l'erreur est définitive. Le poison du mensonge est terrible, il persiste, opiniâtre, chez ceux qui l'ont reçu volontairement, il agit de façon mortelle chez ceux qui, l'ayant reçu, ne l'ont pas repoussé et rejeté par un renoncement définitif à eux-mêmes. Les architectes des édifices élevés, les voyant se dresser jusqu'aux cieux, regardent avec satisfaction et se complaisent à ce spectacle ; ils n'aiment pas qu'on leur rappelle le précepte évangélique qu'à tout homme « bâtis­sant une maison », il sied « de creuser profondément et de poser les fondations sur le roc » (Luc VI, 48). Le roc, c'est le Christ ; le Christ s'offre aux regards de notre intelligence par ses commandements, il s'offre aux regards de notre intelligence par son humilité qui le fit « obéissant jusqu'à la mort, la mort sur la Croix » (Philip II, 8). Il se charge de la tâche pénible de creuser la terre et d'y enfoncer ses fondations, celui qui, récusant sa volonté et sa raison s'efforce d'ap­prendre avec exactitude les enseignements de l'Eglise orthodoxe, les commandements du Christ et de s'y conformer avec exactitude ; il garnit les fondations de pierres qui conviennent celui qui, avant et au-dessus de tous combats, se préoccupe de redresser et de diriger ses mœurs dans le sens de la conduite, de l'enseignement et de la volonté de Notre- Seigneur Jésus-Christ. La prière authentique ne peut trouver sa place dans un cœur qui n'est pas purifié ni disposé selon les commandements évangéliques. Bien au contraire, par la chute, l'illusion est implantée en chacun de nous « par cet état de leurre, propriété imprescriptible de chacun de nous », dit Grégoire le Sinaïte — c'est une habitude de l'intelligence — surtout chez les personnes frivoles — que de s'efforcer à acquérir prématurément des états de prière élevés : de la sorte, même les faibles dispositions accordées par Dieu se perdent, tandis que celui qui agit ainsi est paralysé envers tout ce qui est bon. C'est pourquoi il faut soigneusement s'examiner pour ne pas rechercher prématurément ce qui vient en son temps et ne pas repousser ce qui nous est offert dans nos mains en recherchant autre chose. C'est le propre de l'intelligence que de se représenter des états élevés de prière qu'elle n'a pas encore atteint et de les dénaturer par l'imagination ou les sentiments qu'elle aura. Il est très dangereux pour celui qui agit ainsi de risquer de perdre ce qui lui est donné et de se soumettre ainsi aux ravages de son intelli­gence et à la folie sous l'action de l'illusion ». A un degré plus ou moins grand, l'illusion est la conséquence logique, inéluctable d'un exercice erroné de la prière.

La vie monastique est la science des sciences — la science divine. Ceci se rapporte à toutes les épreuves de monachisme — mais se rapporte tout particulièrement à la prière. Chaque science comporte un début, une progression dans l'enseignement des connaissances, des exercices qui la terminent ; dans l'étude de la prière il y a également des règles propres, un système approprié. L'observation scrupuleuse de la règle ou ce qui revient au même — de la méthode — est un gage de succès définitif dans n'importe quelle science ; de même, un exer­cice correct de la prière est un gage de réussite en celle-ci, réussite que la libéralité de Dieu accordera gratuitement à celui qui s'y livre. Renoncer à une méthode pour acquérir une science est une source de fausses conceptions, une source de savoir pire que l'ignorance, parce que savoir erroné, négatif. Telle est également la conséquence d'un exercice désordonné de la prière. Un monachisme anarchique n'est pas un monachisme ; c'est l'illusion, c'est la caricature, la déformation du monachisme — c'est se moquer du monachisme ! c'est se tromper soi- même ! c'est une comédie parfaitement capable d'attirer l'attention et les louanges du monde, mais qui est rejetée par Dieu, étrangère aux fruits du Saint-Esprit abondante en fruits émanant de Satan.

Nombreux sont ceux qui, ayant ressenti des dispositions et du zèle pour l'épreuve spirituelle, l'affrontent d'une manière inconsidérée et à la légère. Ils s'y livrent avec tout leur zèle et toute l'excitation, toute l'absence de jugement, n'ayant pas compris que ce zèle et cette exci­tation proviennent du sang et de la chair ; qu'ils débordent d'impuretés et d'éléments étrangers, ils n'ont pas compris que l'étude de la science des sciences — la prière — exige le guide le plus sûr, que la plus grande prudence et la sagesse y sont nécessaires. Hélas ! les voies vers Dieu, les voies droites nous échappent, elles nous échappent en raison de la cécité causée et entretenue en nous par notre chute. On choisit de préférence pour guides ces maîtres dont le monde a célébré la sainteté, mais qui se trouvent dans la profondeur de l'illusion ou dans la pro­fondeur de l'ignorance. On choisit pour guides les ouvrages écrits par des ascètes hétérodoxes qui sont dans la plus affreuse illusion démo­niaque, en relation avec les démons. On choisit comme guides les écrits des Pères de l'Eglise orthodoxes, moines experts ayant exposé les épreuves les plus élevées auxquelles ils se sont livrés pour la prière, épreuves dont, non seulement l'imitation, mais la compréhension est inaccessible aux débutants et — chose monstrueuse — une telle épreuve spirituelle a pour fruits le dérèglement de l'âme, la perdition. « Ils ont semé du froment et récolté des épines » (JérXII, 13), dit avec tristesse le. Saint-Esprit aux hommes qui ont transformé le bien en mal par un usage incorrect du bien. Triste, oui, triste spectacle ! Dans l'activité la plus élevée de l'intellect, dans cette activité qui élève à Dieu, celui qui gravit les échelons établis, il advient, par suite d'une fausse activité, un obscurcissement, une corruption, une altéra­tion, une déroute de l'intellect, une soumission au démon — la perdi­tion. Un tel spectacle, un spectacle qui souvent s'est offert à ma vue a été la raison de la tristesse que m'a causé ta question. J'aurais voulu ne pas l'entendre ni de toi ni d'aucun autre débutant. « Il n'est pas sain pour toi — ont dit les Pères — de connaître ce qui va suivre avant que tu aies acquis une connaissance expérimentale de ce qui précède. Une telle curiosité est signe d'indolence et d'une raison présomptueuse. » J'ai indiqué les « avant-propos » du moine Basile comme un écrit émanant de quelqu'un se livrant avec authenticité à la prière, écrit parti­culièrement utile de nos jours. Cette œuvre conduit à une compréhension exacte des écrits des Pères quant à la discipline de la prière, composée pour des moines expérimentés et spécialement pour des hésychastes.

Pour répondre à ton désir, je répéterai donc en d'autres termes ce que j'ai dit. L'exercice de la Prière de Jésus comporte deux subdi­visions principales ou périodes qui s'achèvent dans la prière pure couronnée par l'« apatheia » ou perfection chrétienne pour ceux aux­quels Dieu daigne l'accorder. Ceux qui ont atteint le mystère qui s'accomplit au-delà de cette prière et qui ont passé sur l'autre rive du Jourdain, à peine en rencontre-t-on un de génération en génération par la grâce et la générosité de Dieu. Au cours de la première période, celui qui prie doit prier par son effort personnel ; la grâce de Dieu collabore sans aucun doute avec celui qui prie dans la pureté d'inten­tion, mais elle ne manifeste pas sa présence. En cette période, les passions, cachées dans le cœur, se mettent en mouvement et conduisent celui qui prie à une épreuve martyrisante dans laquelle victoires et défaites se succèdent sans arrêt, dans laquelle la volonté libre de l'homme et son impuissance se manifestent avec éclat. Dans la deuxième période, la grâce de Dieu manifeste sa présence d une manière sensible, et son action, unissant l'intellect au cœur et donnant la possibilité de prier avec attention ou — ce qui est pareil — sans distractions, avec des larmes sincères et avec chaleur, les pensées cou­pables perdent, en même temps, leur influence contraignante sur l'intellect. Ce sont ces deux états que signalent les Pères. C'est d'eux que parle Nil de Sorsky se référant à Grégoire le Sinaïte, lorsqu'il dit : « Quand se fait sentir l'action de la prière, elle retient l'intellect auprès d'elle, le réjouit et le retient du vagabondage. Le Saint reconnaît que pour ceux qui n'ont pas acquis cette action de la grâce, préserver l'intellect des distractions et être attentifs dans la prière constituent l'épreuve la plus difficile, la plus lourde, la moins aisée. Pour atteindre le second état, il est indispensable de franchir le premier, indispensable de montrer et prouver la solidité de son œuvre et de « fructifier dans la persévérance » (Luc, VIII, 15). Le premier état de celui qui prie peut être comparé aux arbres, l'hiver. Le second, à ces mêmes arbres recouverts de feuilles et de fruits sous l'action de la chaleur du prin­temps. Les arbres amassent l'hiver la force qui leur permet de produire dés feuilles et des fruits alors que leur apparence est toute de souf­france, est toute du domaine de la mort. « Mes frères, ne nous laissons pas tenter, n'admettons pas de nous approcher de Lui avec légèreté, audace, indécision, avec le dessein de L'éprouver, ce qui interdit de pénétrer en terre promise » (HêbrIII, 8-11 ; 18-19). Àpprochons- nous comme des êtres en perdition, ayant essentiellement besoin du salut que Dieu accorde par un repentir véritable. Dans une phase comme dans l'autre l'âme, et le but de la prière doit être le repentir. Pour un repentir offert uniquement par un effort personnel, Dieu accorde en son temps un repentir gracieux, et le Saint-Esprit, ayant pénétré l'homme, intercède pour lui avec des gémissements ineffables ; il intercède pour les Saints selon la volonté de Dieu que lui seul con­naît (Rom., VIII, 27-26).

Il ressort, avec évidence, de tout ceci, que, pour un débutant, chercher le « lieu du cœur », c'est-à-dire dévoiler prématurément et à contretemps en soi l'action manifeste de la grâce constitue la démarche la plus fausse, pervertissant l'ordre et la méthode de l'enseignement. Une telle démarche est une démarche orgueilleuse, insensée ! De même il ne convient pas à un novice d'utiliser les méthodes préconisées par les Pères à des moines experts ou à des hésychastes. Les novices, lors­qu'ils s'exercent à la prière, doivent s'en tenir à l'attention la plus fervente, à simplement enfermer leur intelligence dans les mots de la prière prononçant ces mots très lentement de manière à ce que l'intelligence aie le temps de s'enfermer en eux et en respirant très lentement, mais sans contrainte. D'aucuns ont compris que quelque chose d'une particulière importance se trouvait renfermé dans la manière de respirer et, n'ayant pas compris que c'est pour préserver l'intelligence des distractions que les Pères ont recommandé une respi­ration lente et calme, ils se sont mis à retenir démesurément leur respi­ration portant ainsi préjudice à la santé de leur corps, santé qui a une telle importance pour l'exercice de la prière.

« Retiens aussi, dit saint Grégoire le Sinaïte, la respiration — c'est-à-dire les mouvements de l'intelligence — en serrant quelque peu les lèvres dans l'accomplissement de la prière, mais non pas la respiration du nez — c'est-à-dire la respiration physique — ainsi que le font les ignorants, se nuisant à eux-mêmes.

Ce n'est pas seulement dans le processus respiratoire, mais dans tous les mouvements du corps qu'il importe d'observer le calme, la tranquillité et la discrétion. Ceci contribue grandement à préserver l'intellect de toute distraction. Priant avec attention, l'intelligence attirera nécessairement le cœur à sympathiser avec elle dans un senti­ment de repentir. Entre la sympathie du cœur pour l'intellect et l'union de l'intellect et du cœur, il existe une énorme différence. Saint Jean Climaque considère comme un succès insigne dans la prière la présence de l'intellect dans les mots de celle-ci. Ce grand maître des moines affirme que la prière de celui qui prie constamment et avec ferveur, et en enfermant son intellect dans les mots avec un sentiment de repentir et des larmes, sera certainement bénie par la grâce de Dieu. Lorsque la prière sera bénie de la grâce de Dieu, alors, non seulement sera dévoilé le « lieu du cœur », mais l'âme tout entière sera entraînée vers Dieu avec une force spirituelle inconcevable, entraînant également le corps avec elle. Ceux qui ont réussi dans la prière prient avec leur être tout entier ; tout l'homme devient alors comme s'il n'était qu'une bouche. Ce n'est pas seulement le cœur de l'homme nouveau, ce n'est pas seulement son âme, mais c'est sa chair aussi qui s'emplit de consolation et de délices spirituels, de joie du Dieu vivant (Ps. 83-3), du Dieu qui agit par sa grâce de manière sensible et puissante. Tous les os de celui qui prie en vérité crieront : Seigneur, Seigneur qui est semblable à toi ? « Toi qui délivres le malheureux d'un plus fort que lui, le malheureux et le pauvre, de celui qui le dépouille » (Ps. 34-10) de sa prière et de son espérance, Toi qui le délivres des pensées et des sentiments jaillissant de son être déchu et suscités par les démons.

Chaque chrétien doit aspirer à progresser dans la prière de repentir ; à l'exercice de la prière de repentir et à y progresser, les Pères convient tous les chrétiens. Tout au contraire, ils interdisent formellement un effort prématuré pour pénétrer par son intelligence dans le sanctuaire du cœur pour une prière spirituelle lorsque celle-ci n'est pas encore donnée par Dieu. Cette interdiction se conjugue avec une menace terrible : « La prière spirituelle, dit Nil de Sorsky répétant les paroles de saint Grégoire le Sinaïte, surpasse toute activité, elle est le sommet de toute vertu comme l'amour de Dieu. Celui qui veut accéder à Dieu avec audace et témérité, se permettre de converser avec Lui, de L'attirer à lui est aisément terrassé par les démons. »

Je supplie, oui, je supplie d'apporter toute l'attention qu'il se doit à la terrible interdiction des Pères. Je sais que certaines personnes bien intentionnées, mais qui sont en fait dans l'erreur, ne pouvant, par une malheureuse habitude, se retenir de la chute, tentent de s'adonner à la prière du cœur. Peut-il y avoir quelque chose de plus sot, de plus faux, de plus grossier qu'une telle entreprise ? La prière de repentir est donnée à tous, sans exception, elle est donnée aussi à ceux qui sont en butte aux passions, à ceux qui sont soumis par force aux chutes ; ils ont tous les droits de supplier Dieu de les sauver ; mais l'entrée dans le cœur pour y exercer la sainte prière leur est interdite : cette entrée est exclusivement laissée à la volonté, de l'évêque mystérieux, légalement consacré par la grâce divine. Comprenez, com­prenez que cette entrée ne s'ouvre que sous le doigt de Dieu, elle ne s'ouvre que quand la personne aura, non seulement cessé de pécher par action, mais lorsqu'elle aura reçu de la main de Dieu la force de s'opposer aux pensées pécheresses, de ne pas s'y adonner et de se complaire en elles. Petit à petit, la pureté du cœur s'établira, et c'est à cette pureté que progressivement et spirituellement Dieu apparaîtra — mais progressivement, car les passions ne diminuent et les vertus ne croissent d'un seul coup ; l'un et l'autre exigent un long délai.

Voici ce que je te recommande : Ne cherche pas le « lieu du cœur », ne cherche pas à t'expliquer avec précision ce que signifie le « lieu du cœur » ; l'expérience seule peut l'expliquer de manière satisfaisante. S'il plaît à Dieu de te le faire connaître, Il le fera en son temps, Il le fera d'une manière que notre nature humaine ne peut se représenter. Ne t'occupe exclusivement et avec toute ton ardeur que de la prière de repentir, efforce-toi d'offrir le repentir par ta prière ; tu seras convaincu du succès de ton entreprise lorsque tu ressen­tiras en toi la pauvreté d'esprit, les larmes, l'attendrissement. C'est cette réussite-là dans la prière que je souhaite pour toi comme pour moi. Attendre des états de grâce plus élevés est toujours une rareté. Pimène le Grand, moine d'un ermitage d'Egypte, réputé pour la très belle réussite de ses moines, vivant au VIe siècle, siècle particu­lièrement florissant pour le monachisme, disait : « Beaucoup d'entre nous parlent de perfection, mais en fait un seul ou deux l'ont atteinte ». Saint Jean Climaque, auteur ascétique du VIe siècle témoigne qu'à son époque, le nombre de réceptacles de l'élection divine a singulièrement diminué par rapport aux époques précédentes ; le Saint en voit la cause dans le changement des esprits d'une société qui a perdu sa pureté et se serait contaminée de malice. Saint Grégoire le Sinaïte, écrivain du XIVe siècle, a été contraint de dire qu'il n'y avait plus, à son époque, d'hommes comblés de grâce, tant leur nombre était réduit. Le Sinaïte en voit la cause dans le développement des vices dû à la multiplication des tentations. A plus forte raison celui qui — de nos jours — s'adonne à la prière se doit d'observer la plus grande prudence. Nous n'avons pas d'éducateurs inspirés de Dieu ! La pureté, la. simplicité, l'amour évangélique se sont éloignés de la face de la terre. Séduction et vices se sont multipliés à l'infini. Tel un tyran tout-puissant, l'amour criminel aux formes diverses domine la société humaine ! Il est suffisant, am­plement suffisant de nous rendre capables d'offrir à Dieu la seule chose essentiellement indispensable à notre salut : le repentir.

 

L'élève. — La vie dans un monastère, au milieu de frères plus ou moins nombreux et au milieu du bruit inévitable dans une multitude est-elle propice à l'étude de la Prière de Jésus ? La vie érémitique n'est-elle pas plus propice ?

Le Staretz. — La vie dans un monastère, surtout en commmu- nauté, est favorable à une étude réussie et solide de la prière, à condi­tion cependant, que le débutant y mène une existence selon la règle. Celui qui mène une existence correcte trouve à chaque instant, dans la communauté, des occasions d'obéissance et d'humilité, vertus, qui plus que toutes autres, préparent et accordent l'âme à la prière véritable. « De l'obéissance naît l'humilité », ont dit les Pères. L'humilité naît de l'obéissance, se maintient par l'obéissance comme la flamme d'une lampe par l'huile que l'on y verse. Par l'humilité la paix de Dieu pénètre dans l'âme (Philip. IV, 7) ; la paix de Dieu est le lieu spirituel de Dieu, le ciel spirituel ; ceux qui ont pénétré dans le ciel deviennent égaux aux Anges et, comme les Anges, ils chantent sans fin, pour Dieu, en leurs cœurs, des cantiques spirituels (Eph. V, 19), c'est-à-dire qu'ils offrent une prière pure, sainte qui chez ceux qui ont réussi est comme un cantique, comme le cantique des cantiques. C'est pour cela que l'obéissance, par laquelle s'acquiert le trésor inestimable de l'humilité, est unanimement considérée par les Pères comme la vertu monastique fondamentale, comme étant la porte qui conduit légitimement et direc­tement à la prière de l'âme et du cœur ou, ce qui est pareil, au véri­table et saint hésychasme. Saint Syméon le Nouveau Théologien dit de la prière attentive : « Je pense que cette grâce découle pour vous de l'obéissance. L'obéissance manifestée à son père spirituel libère chacun de tout souci ; celui qui est ainsi, quelle chose passagère peut- elle le vaincre ou l'asservir ? Quelle affliction et quel souci pourrait avoir un tel homme ? Lés soucis et les passions, en détournant cons­tamment la pensée vers soi-même sont prétextes à des distractions dans la prière ; l'orgueil est cause de l'endurcissement du cœur, la colère et le ressentiment qui se fondent sur l'orgueil sont prétextes aux troubles du cœur. L'obéissance est la cause initiale de l'anéantisse­ment de la distraction qui rend stérile la prière, elle est cause de l'humilité, celle-ci anéantit l'endurcissement qui rend la prière comme morte, elle chasse l'agitation, obstacle à la nécessité de prier, elle revêt le cœur d'attendrissement dont la prière renaît et, revêtue d'ailes, s'élance vers Dieu. Il s'ensuit donc que l'obéissance agit non seulement à l'encontre de la distraction, mais qu'elle préserve le cœur de l'en­durcissement et du trouble, le maintient constamment doux, bienheu­reux, constamment capable d'attendrissement, constamment prêt à déborder devant Dieu de prières et de larmes tellement sincères que l'on peut, à juste titre, les appeler : confession de l'âme à Dieu et apparition spirituelle de Dieu à l'âme. Si le moine se comporte au monastère comme un pèlerin, ne liant connaissance ni dans ni hors le monastère, ne recevant pas de frères dans sa cellule, ne conservant rien de superflu dans celle-ci, n'accomplissant pas ses désirs propres, mais se pliant à l'obéissance monastique avec humilité et consciencieu­sement, recourant souvent à la confession de ses péchés, se soumettant, sans se plaindre à son prieur et aux autres autorités monastiques dans la simplicité de son cœur, alors — sans aucun doute — il réussiia dans la Prière de Jésus, c'est-à-dire qu'il recevra le don de s'y exercer avec attention et en versant des larmes de repentir. « J'ai vu — dit saint Jean Climaque — des moines parvenus à une parfaite obéissance et qui n'interrompaient pas — dans toute la mesure du possible — la mémoire de Dieu agissant par l'intellect, maîtriser, lorsqu'ils se met­taient spontanément en prières — leur intellect et verser des flots de larmes, ce qui leur advenait parce qu'ils y étaient préparés par la sainte obéissance ». Saint Syméon le Nouveau' Théologien, saint Stétathos et bien d'autres Pères ont appris et pratiqué la Prière de Jésus dans des monastères situés dans la capitale de l'Empire d'Orient, la vaste - et surpeuplée Constantinople. Le saint patriarche Photius l'a apprise alors qu'il occupait déjà la dignité de patriarche au milieu des multi­ples occupations liées à cette charge. Le saint Patriache Calliste l'a apprise alors qu'il faisait office de cuisinier à la Laure de saint Athanase, au Mont-Athos. Saint Dorothée et saint Dosithée l'apprirent dans la communauté de Saint-Sérida, faisant office, le premier, de chef de l'infirmerie, le second, d'infirmier. Dans la communauté d'Alexandrie que décrit saint Jean Climaque, tous les frères s'exerçaient à la prière spirituelle. Ce saint, tout comme saint Barsanuphe le Grand, recom­mande à ceux qui sont assaillis de passions pernicieuses de redoubler d'ardeur dans la prière du nom de Jésus. Saint Séraphin de Sarov, instruit par sa propre expérience, témoignait que la Prière de Jésus est un fouet contre la chair et les désirs charnels. Sous son action, la flamme de ces désirs s'éteint. Lorsque son action se fait sentir dans l'homme, les désirs de la chair perdent leur liberté d'action. Ainsi la bête fauve, enchaînée, conserve la faculté de tuer et de dévorer les hommes, mais perd la possibilité d'user de cette faculté.

Saint Syméon et André « fous en Dieu », parvenus à un degré particulièrement élevé dans la prière, y avaient été conduits par leur renoncement à eux-mêmes ainsi que par leur très profonde humilité. Rien ne donne un accès aussi libre vers Dieu que la renonciation décisive à soi, le refoulement de son orgueil, de son « moi ». L'abon­dance de l'action de la prière du cœur de saint André a été décrite par Nicéphore, prêtre de la grande Eglise du royal ConstantinopTe. Cette action mérite, par son caractère particulier, d'être notée. « Il — dit Nicéphore — a acquis un tel don de prière dans le sanctuaire secret de son cœur que le murmure de ses lèvres résonnait au loin. Tel un chaudron rempli d'eau porté à un degré élevé d ebullition dégage de la vapeur, de ses lèvres sortait la vapeur sous l'action du Saint-Esprit. D'aucuns, le voyant, disaient que le démon habitait en lui et que c'est pour cela que la vapeur sortait de ses lèvres ; d'autres disaient : Non pas, c'est son cœur martyrisé par un esprit malin qui est la cause d'une telle respiration : aucune de ces opinions n'était exacte. Dans cette manifestation se reflétait une prière ininterrompue agréable à Dieu — et ceux qui étaient étrangers à l'ascèse spirituelle s'étaient fait du célèbre André une opinion analogue à celle que s'étaient faite autrefois les témoins du don soudain de la connaissance des langues étrangères. Il est évident que ce grand saint priait avec tout son être, unissant la prière spirituelle, celle du cœur, à la prière vocale. Lorsqu'André fut enlevé au ciel, il dévoila au prêtre que la grâce abondante de Dieu remplissant le Paradis a eu sur lui la même " action spirituelle que celle qui se produit généralement en ceux qui ont réussi dans la prière spirituelle ; elle l'a amené à unir son intelligence avec son cœur et, ainsi, la personne ressent en même temps un certain état d'ivresse spirituelle et d'oubli de soi-même. Cette ivresse et cet oubli de soi-même donnent ensemble le sentiment de la vie nouvelle. Saint Syméon disait au diacre Jean qu'au milieu des plus violentes ten­tations son intelligence reste entièrement dirigée sur Dieu et les tentations perdent alors leur effet habituel. Chez ceux qui se sont rendus dignes de la grâce, l'âme est, sans cesse, ravie hors des pensées et des sensations pécheresses et vaines par la prière spirituelle, comme par une main mystérieuse et invisible et elle s'élève vers les cieux ; l'action du péché et du monde demeure impuissante et stérile (Saint Isaac le Syrien).

Au temps de mes débuts, un certain Staretz, au cours d'une conver­sation à cœur ouvert m'apprit : « Dans ma vie laïque, dans ces journées que je passais en toute simplicité sous l'effet d'une direction bienfaisante qui s'exerçait alors, je connus la Prière de Jésus, m'y adonnais, et ressentais parfois un extraordinaire changement en moi et des conso­lations. Etant entré au monastère je continuais à m'y exercer, guidé par la lecture des Pères et les conseils de certains moines qui, me semblait- il, en avaient connaissance. Je vis chez eux de ces sortes de sièges bas mentionnés par Saint Grégoire le Sinaïte, faits à la manière de ces sièges que l'on utilisait en Moldavie. A la fin du siècle dernier et au début de celui-ci la prière spirituelle florissait en différents monastères moldaves et notamment au monastère Niametz.

J'étais, au début, sous la coupe du cellerier m'adonnant à mon service, m'adonnant aussi à la prière, l'unissant aux pensées d'humilité qui y coopèrent ainsi que l'indiquent les Pères. Je plaçais, un jour, un plat sur la dernière table des novices et je disais, en pensée : « Acceptez de moi, serviteur de Dieu cet humble service ». Une telle consolation inonda subitement mon cœur que je chancellais ; cette consolation dura plusieurs jours, près d'un mois. Une autre fois, il m'advint de pénétrer dans la pièce où les Pères préparaient les « prosphora » ; je ne sais pourquoi ; je ne sais par quelle inspiration, je saluais très bas les frères qui y travaillaient et soudain la prière se mit à agir en moi de telle sorte que je m'empressais de regagner ma cellule et me couchais sur mon lit en proie à une faiblesse provoquée dans tout mon corps par l'effet de la prière.

Dans la description de la mort de Saint Dimitri de Rostoff, on dit qu'il a été trouvé étendu, en train de prier. Quelques heures avant sa fin, son chantre préféré était chez lui ; en lui disant adieu le saint s'inclina presque jusqu'à terre. Les dispositions de son cœur suffirent à faire jaillir à la fois l'humilité et la prière. La vie monacale commu­nautaire constitue —• ainsi que je l'ai déjà dit — une aide des plus efficaces à l'apprentissage de la Prière de Jésus dans ses premiers degrés ; elle offre aux débutants des occasions incessantes d'humilité. Chaque moine peut aisément éprouver sur lui-même, voir rapidement, l'action de l'obéissance et de l'humilité sur la prière. La confession quotidienne au père spirituel et au Staretz de ses pensées, le renonce­ment à agir selon ses idées propres, sa volonté propre, commencera à agir sans tarder sur la dissipation, à l'anéantir et à maintenir l'intel­ligence dans les mots de la prière. L'humilité devant le Staretz et de­vant les frères conduira rapidement le cœur à l'attendrissement et l'y maintiendra. Bien au contraire, des activités selon son propre vouloir et ses propres idées feront apparaître rapidement des préoccupations au sujet de soi-même, différentes considérations s'offriront à l'intel­ligence, les différentes hypothèses, les appréhensions, les pensées anéantiront la prière attentive. L'abandon de l'humilité en vue de maintenir sa dignité vis-à-vis du prochain enlèvera au cœur son atten­drissement, le rendra dur, tuera en lui la prière en la privant de ses éléments essentiels ; l'obéissance et l'humilité. Puisse la prière reposer sur l'obéissance et l'humilité ! Ce sont ces vertus qui sont le seul fondement solide de l'épreuve de la prière.

L'hésychasme est salutaire à ceux qui ont déjà, réussi, qui ont compris les combats intérieurs, qui se sont affermis dans la morale évangélique en la pratiquant avec fermeté, qui ont repoussé les tenta­tions ; toutes choses qui doivent être préalablement acquises dans la vie communautaire. A ceux qui se livrent à l'hésychasme sans une étude préalable satisfaisante au monastère, celui-ci cause les plus grands dommages ; il les arrête dans leur progrès, renforce les tentations, est prétexte à la suffisance, au leurre, à l'illusion diabolique. « L'hésychasme perd les inexpérimentés qui n'ont pas appris, par expérience, les secrets de la vie monastique », dit Saint Jean Climaque. Bien peu sont capables d'un hésychasme véritable, remarque ce même Saint, ce sont ceux qui ont acquis les consolations divines pour stimuler leurs efforts et l'assis­tance de Dieu pour les aider dans leurs combats.

 

L'élève. — Tu as parlé, au début, de l'incapacité pour celui qui n'est pas purifié des passions de goûter la grâce de Dieu et tu as men­tionné, maintenant, la consolation par la grâce pour un laïc ou un débu­tant dans la prière. Il me semble qu'il y a là une contradiction.

Le Staretz. — Instruits par la Sainte Ecriture et les écrits des saints Pères nous croyons et confessons que la grâce de Dieu agit maintenant comme elle agissait autrefois dans l'Eglise Orthodoxe, bien qu'elle ne trouve que peu de vases d'élection dignes d'elle. La grâce accorde sa bénédiction à ceux parmi les ascètes auxquels il lui convient de l'accorder. Ceux qui affirment de nos jours, qu'il est impossible à un chrétien de participer à l'Esprit Saint contredisent la Sainte Ecriture et causent à leurs âmes un très grand préjudice ainsi que l'explique parfaitement Saint Macaire le Grand (Propos III - Chap. 12). Ceux-ci ne supposant dans le christianisme aucune fin particulièrement élevée, n'en ayant aucune notion, ne s'efforcent pas, ne songent même pas à l'atteindre ; ils se satisfont de la pratique extérieure de quelques vertus et se privent eux-mêmes de la perfection chrétienne. Ce qui est pire encore, c'est que, satisfaits de leur état et considérant, en raison de leur conduite extérieure qu'ils sont parvenus au sommet de la vie spirituelle, ils ne peuvent non seulement avoir l'humilité, la pauvreté et la contrition du cœur mais ils versent dans la présomption, la suffisance, le leurre, l'illusion et ne se soucient plus du tout de progresser véritablement. Au contraire, ceux qui sont persuadés qu'il existe une perfection chrétienne, y tendent avec ar­deur se soumettant sans faiblesse aux épreuves, pour y parvenrir ; l'idée de la perfection chrétienne les préserve de l'orgueil ; il se tiennent dans la prière avec inquiétude et pleurent devant les portes closes de cette chambre céleste. Introduits par l'Evangile dans une vue exacte d'eux- mêmes, ils se considèrent avec humilité, avec modestie. Ils se consi­dèrent comme esclaves inutiles n'ayant pas accompli le destin souhaité et tracé pour les racheter par Celui qui les a rachetés. Le rejet du mode d'existence prescrit par l'Evangile, et par l'enseignement des Pères, une existence menée selon sa propre volonté et édifiée sur ses propres conceptions — fut-elle très dynamique et très belle  a la plus néfaste influence sur une conception exacte du christianisme et même sur la foi dogmatique (I. Tim., I, 19). Ceci est démontré à l'évidence par le caractère de ces errements absurdes et de la corruption dans laquelle se sont précipités tous les renégats, les hérétiques, les schismatiqués.

Mais nous affirmons, en même temps, nous basant sur l'Ecriture Divine et les écrits des Pères, que l'intelligence et le cœur non purifiés des passions par le repentir sont incapables de devenir des participants à la grâce de Dieu ; nous affirmons que ceux qui s'inventent pour eux-mêmes des visions de grâce, se laissant flatter et tromper par elles sombrent dans le leurre et l'illusion démoniaque. Croyant fer­mement à l'existence de l'action de la grâce nous devons non moins fermement croire à l'indignité et à l'impossibilité, pour l'homme soumis aux passions, de recevoir cette grâce de Dieu. Armés de cette double conviction, livrons-nous totalement, avec détachement, à des actes de repentir nous étant parfaitement offerts et confiés à la volonté et à la grâce divines.

« Il n'y a d'erreur en Dieu, enseigne Saint Maxime le Grand, Dieu ne laissera pas inaccompli ce qu'il a prévu d'accomplir lorsque nous aurons accompli nous-mêmes, ce que nous avons à accomplir ». (Pro­pos IV - Chap VIII). «Le moine ne doit pas avoir de doutes sur l'acquisition de la grâce divine — dit Saint Isaac le Syrien — tout comme le fils ne doute pas de recevoir l'héritage de son père. L'héri­tage appartient au fils par la loi naturelle, mais en même temps Saint Isaac qualifie une prière qui demanderait l'octroi d'une grâce visible d'entreprise blâmable, de demande inspirée par l'orgueil et la suffi­sance, il considère le désir et la recherche de la grâce comme étant une disposition fausse de l'âme, désavouée par l'Eglise, une infirmité spirituelle. Ceux qui se sont approprié un tel désir il les considère s'être approprié l'orgueil et la perdition, c'est-à-dire la suffisance et l'illusion démoniaque. Bien que le but même du monachisme soit précisément un renouveau par le Saint-Esprit de celui qui s'est fait moine, Saint Isaac suggère de se diriger vers ce but par le repentir et i'humilité, d'acquérir les larmes et la prière du publicain, se découvrir pécheurs au point que notre conscience nous témoigne que nous som­mes des esclaves inutiles et avons besoin de miséricorde. « Ce qui vient de Dieu, dit le saint, arrive en son temps quand nous n'y pensons pas. Oui, il en est bien ainsi ! Mais seulement si la place est pure et libre de toute souillure » (Ps. LV).

Pour ce qui concerne le débutant dont nous avons parlé, dans tous les cas mentionnés à son sujet, il ne s'attendait nullement à un effet de la prière tel qu'il s'est produit en lui ; il ne comprenait même pas que cela puisse exister. C'est l'édifice de la Providence divine auquel nous ne saurions accéder. Ce même Isaac le Syrien dit : « L'ordre d'une certaine contemplation particulière (de la Providence, du Jugement de Dieu) est différent de l'ordre humain ordinaire. Suis l'ordre ordinaire qu'ont suivi tous les hommes en te soumettant à leur succession, gravis les hauteurs de la tour spirituelle.

 

L'élève. — j ait entendu dire que certains startsi, très experts dans l'exercice de la Prière de Jésus, enseignaient directement aux no­vices la prière spirituelle et même la prière du cœur.

Le Staretz. —r Je le sais. Mais il ne faut pas prendre de tels cas particuliers pour une règle générale ni, se basant sur eux, négliger la tradition de l'Eglise, c'est-à-dire cet enseignement des Pères que l'Eglise a généralement pris comme guide. Les startsi accomplis auxquels tu fais allusion ont été amenés à s'écarter de la règle générale soit parce qu'ils avaient remarqué chez certains débutants des dispositions particulières pour la pratique de la prière spirituelle, soit par leur propre incapacité

    bien qu'ils aient eux-mêmes réussi dans la prière — de diriger les autres d'une manière satisfaisante. Ce cas se présente aussi. Dans un ermitage de l'Egypte un certain moine, débutant, demande des instruc­tions sur un problème de la vie monastique à l'Abbé Ibistion, Staretz d'une vie spirituelle des plus élevées. Ayant reçu le conseil, le débutant jugea utile de le soumettre à l'avis du Grand Pimène. Celui-ci repoussa l'avis de l'Abbé comme trop élevé, insupportable à un débutant sou­mis encore aux passions et indiqua au moine une voie plus facile et plus accessible ; il dit les mots suivants dignes d'attention : « L'Abbé Ibistion et son activité sont au ciel, il lui échappe que nous sommes—     toi et moi — sur terre et soumis aux passions ». Saint Grégoire le Sinaïte note très justement que ceux qui ont réussi dans la prière enseignent aux autres cette même manière qui leur a permis de réussir. J'ai pu me convaincre, par expérience, que ceux qui ont été gratifiés d'une prière bénie par un spécial dessein divin rapidement et hors de la voie commune s'empressent — en raison même de ce qui leur est advenu — de donner aux débutants des conseils qui ne peuvent abso­lument pas être compris par eux avec exactitude ; ils les comprennent de travers et ces conseils leur nuisent. Ceux, au contraire, qui ont acquis le don de la prière après un long combat contre les passions, en se purifiant par le repentir après avoir édifié leur vie morale selon les préceptes évangéliques, enseignent la prière avec grande circonspection et précision. Les moines du monastère moldave de Niametz m'ont raconté que leur célèbre Staretz Païssi Velitchkovski, qui avait été gratifié de la prière bénie du cœur par un dessein spécial de Dieu et non selon la règle commune, n'osait pas, précisément pour cette raison, l'enseigner aux frères et confiait cet enseignement aux autres startsi qui avaient, eux, acquis la prière selon la règle commune. Saint Macaire le Grand dit que, par la grâce ineffable de Dieu condescendant à l'impuis­sance humaine, il se rencontre des âmes déjà devenues participantes à la grâce divine, comblées de consolation et se complaisant dans l'action, en eux, du Saint-Esprit, mais qui en même temps — faute d'une suffisante expérience dans leurs actions — demeurent comme en enfance ; dans un état nettement insuffisant par rapport à celui exigé et obtenu par une ascèse authentique. J'ai eu l'occasion de connaître un tel staretz- enfant, comblé de la grâce divine. Une dame, dans la force de l'âge, en pleine santé, portant un nom . connu et qui menait une vie fort mondaine, fut prise de vénération pour ce staretz et lui rendit quelques services. Celui-ci animé par un sentiment de reconnaissance et, désirant récompenser un service matériel par un enseignement hautement spiri­tuel, n'ayant pas compris que cette dame aurait dû, avant tout, abandonner la lecture des romans et une vie selon ceux-ci, lui enseigna la Prière de Jésus spirituelle et du cœur, à l'aide des méthodes préconisées par les Pères pour les hésychastes et décrites aux deux premiers livres de la Philocalie. La dame obéit au Staretz et parvint à une situation des plus pénibles, elle aurait pu s'estropier à jamais si d'autres per­sonnes n'avaient deviné que, certainement, le staretz-enfant avait dû lui donner quelque conseil inadéquat ; ils le lui firent avouer et la dissuadèrent de suivre ces conseils.

A ce staretz dont nous parlons, un moine qui était son ami intime disait : « Père, ton édifice spirituel ressemble à une maison de deux étages dont le second seulement est parfaitement installé et le premier laissé à l'abandon ; ce qui rend très difficile de parvenir au second ». Dans les monastères, on dit de tels startsi qui ont parfai­tement réussi dans la prière qu'ils sont saints, mais maladroits ; on fait preuve de circonspection à l'égard de leurs avis, lesquels peuvent parfois être très utiles. La prudence consiste à ne pas accorder crédit à la hâte et avec légèreté à l'enseignement de tels startsi, la prudence consiste à confronter leur enseignement avec l'Ecriture Sainte et les écrits des Pères, et également à en parler à d'autres moines avertis et de bon conseil s'il est possible d'en trouver. Heureux le débutant qui de nos jours, trouve un conseiller digne de confiance ! « Sache, s'écrie saint Syméon le Nouveau Théologien, que, de nos jours, sont apparus nombre de faux conseillers et de trompeurs. » Tel était l'état de la chrétienté et du monachisme il y a huit siècles. Que dire de leur état actuel ? Il faudrait presque dire ce qu'a dit saint Ephrem le Syrien de ceux qui, à la fin des siècles, se mettront à la recherche de la parole vivante de Dieu. Ils vont — prophétise le saint — parcourir la terre du levant au couchant, du nord au sud, à la recherche de cette parole et ne la trouveront pas. De même que, dans les steppes, apparaissent, aux regards épuisés des voyageurs égarés, des édifices élevés et de larges avenues, ce qui ne fait que les précipiter dans un égarement sans issue, de même à ceux qui cherchent la parole vivante de Dieu dans le désert moral actuel apparaissent en masse des mirages de paroles et d'enseignements de Dieu merveilleux, suscités par le rai­sonnement spirituel, par une connaissance fausse et insuffisante de la lettre, par une disposition d'esprits réprouvés, d'esprits de ce monde. Ces mirages apparaissent à tout le monde comme un éden spirituel, surabondant de nourriture, de lumière, de vie, ils détournent, par leur apparition trompeuse, l'âme de la vraie nourriture, de la vraie lumière, de la vraie vie ; conduisant cette âme malheureuse dans des ténèbres impénétrables, ils la font périr de faim, la tuent d'une mort éternelle.

Saint Cassien le Romain indique que dans les monastères d'Egypte de son temps en lesquels le monachisme était particulièrement floris­sant et dans lesquels la tradition des Pères était observée avec un zèle et une exactitude particulière, on n'acceptait aucun moine qui ne se soit formé en monachisme selon les règles, dans l'obéissance, s'ac- quittant de ses devoirs envers le Supérieur et le prieur, fût-il d'une vie spirituelle exceptionnellement élevée ou même favorisé des dons de la grâce. Les Pères de l'Egypte considéraient l'art de guider les frères vers leur salut comme l'art le plus élevé du Saint-Esprit. « Celui qui n'a pas appris correctement la science monastique ne saurait l'en­seigner correctement », affirmaient-ils. Certains furent, par la grâce divine, ravis hors du pays des passions et transportés dans le pays de « L'Apatheia » et dispensés ainsi du labeur pénible et des épreuves réservées à tous ceux qui traversent l'océan agité, vaste et profond qui sépare les deux pays. Ils peuvent décrire en détail et avec précision le pays de T« Apatheia », mais ils ne peuvent rendre compte de la tra­versée de cet océan qui leur est inconnue et dont ils n'ont pas fait l'épreuve. Un grand éducateur de moines, saint Isaac le Syrien, ayant expliqué que certains, par un dessein particulier de Dieu, reçoivent la grâce et l'illumination divines, se voit contraint d'ajouter que, selon lui, celui qui ne s'est pas formé par l'accomplissement des commande­ments et n'a pas cheminé sur la voie qu'ont suivie les Apôtres n'est pas digne d'être appelé Saint. « Celui qui a vaincu ses passions par l'observation des commandements et par la vie difficile des bienheu­reuses épreuves, qu'il sache, celui-là, qu'il a acquis légitimement la santé de l'âme. »

L'ordre traditionnel est le suivant : patience avec obligation de combattre en soi les passions pour acquérir la pureté. Si les passions sont vaincues, l'âme acquiert la pureté. La pureté véritable confère à l'intelligence l'audace au moment de la prière. Dans sa lettre à Saint- Syméon.le Thaumaturge, saint Isaac dit : « Tu écris que la pureté du cœur s'est ancrée en toi et que la mémoire de Dieu — la grâce spiri­tuelle de Jésus — s'enflamme violemment en toi, réchauffe ton cœur et le brûle. Si cela est véritable, c'est grandiose. J'eusse toutefois préféré que tu ne me l'écrives pas, car il n'y a là aucune méthode. Si tu désires que ton cœur devienne le réceptacle du mystère du siècle nouveau, commence par t'enrichir par l'ascèse corporelle, le jeûne, les veilles, le service des frères, l'obéissance, la patience, l'abandon des pensées et d'autres choses analogues. Lie ton intelligence à la lecture et à l'étude de l'Ecriture ; imagine les commandements, mets-les sous ton regard, paye ta dette aux passions en te vainquant, en les vainquant, accoutume-toi à la prière ininterrompue et aux oraisons et, par leur exercice continu, arrache de ton cœur toute image et autre chose sem­blable que le péché a gravé en toi au cours de la vie que tu menais auparavant. Tu sais que le mal est entré en nous par la transgression des commandements, il paraît donc évident que c'est par l'observation de ceux-ci que revient la santé. Sans l'accomplissement des comman­dements nous ne pouvons même pas souhaiter la purification de notre âme ou espérer la recevoir lorsque nous ne suivons pas le chemin qui conduit à cette purification de notre âme. Ne dis pas que, même en l'absence de l'accomplissement des commandements, Dieu peut par la grâce nous accorder cette purification de l'âme ; ce sont là les desseins de Dieu et l'Eglise interdit de demander qu'un tel miracle s'accomplisse pour nous. Les Juifs, rentrant de Babylone à Jérusalem, suivaient la route commune et mirent le temps prévu pour un tel trajet ; ayant accompli leur voyage ils atteignirent leur ville sainte et virent les miracles de Dieu. Mais le prophète Ezéchiel, ravi surnatu- rellement par l'action spirituelle, fut transporté à Jérusalem et y devint, par la révélation divine, le voyant du renouveau futur. C'est de cette façon que s'accomplit la purification de l'âme. Certains pénètrent dans la pureté de lame par la voie tracée pour tous, par la voie légale, l'observation des commandements, dans une vie pénible, au prix de leur sang. Certains acquièrent cette pureté par le don de la grâce. L'étonnant, c'est qu'il nous est interdit de demander par nos prières ce don de grâce quand nous avons abandonné les activités d'une existence selon les commandements. Au faible qui a besoin d'être nourri du lait des commandements, il est bon de vivre au milieu des autres, d'être brimé, d'apprendre, d'être souffleté par de nombreuses tentations, de tomber, de se relever pour acquérir la santé de l'âme. Il n'y a pas de nourrisson qui n'ait été élevé au lait — il ne peut y avoir de moine véritable qui n'ait pas été élevé au lait des comman­dements, les accomplissant avec effort, dominant les passions et se rendant ainsi capable de pureté.

Il est possible aussi d'enseigner la prière spirituelle et la prière du cœur à un débutant ou à un jeune s'il est doué pour elle et s'il s'y est préparé. De telles personnes étaient très rares déjà dans l'ancien temps qui a précédé celui de la dégénérescence générale des mœurs. J'ai été témoin d'un Staretz versé dans la prière charismatique et de clairvoyance spirituelle qui donnait des conseils sur la prière spirituelle et la prière du cœur à un débutant qui avait préservé sa chasteté et qui était préparé dès son enfance à recevoir les enseignements secrets de la prière en étudiant le christianisme et la vie monastique et qui avait déjà ressenti en lui les effets de la prière. Le Staretz expliqua l'éveil de l'action de la prière chez ce jeune homme par sa chasteté. C'est à une règle tout à fait différente que sont soumis les jeunes gens et les personnes d âge mûr qui, avant leur entrée au monastère, ont mené une vie dissolue, ayant sur le christianisme des idées peu étendues et superficielles, qui se sont soumis aux différentes passions et qui ont particulièrement corrompu leur intégrité dans la débauche. Le péché de la débauche a cette propriété d'unir bien qu'illégalement deux corps en un seul (I. Cor. VI, 16) ; c'est la raison pour laquelle, bien qu'il soit immédiatement pardonné après le repentir et la confession à la condition absolue que le repentant y renonce, la purification et le retour à l'intégrité du corps et de l'âme après la débauche demande cependant un long délai pour que le lien et l'unité entre les corps, implantés dans les cœurs, ayant contaminé l'âme, soient anéantis." Pour effacer cette malheureuse appropriation, l'Eglise impose à ceux qui sont tombés dans la débauche et l'adultère un temps assez long de repentir après lequel elle les admet à la communion aux Très Saints Corps et Sang du Christ. Il en est également ainsi pour tous ceux qui ont mené une vie dissolue, qui sont marqués par différentes passions, particulière­ment pour ceux qui se sont précipités dans l'abîme de la débauche, qui en ont contracté l'habitude ; il faut des jours et des jours pour se purifier par le repentir, effacer les impressions du monde et des tentations, pour recouvrer la sobriété après le péché, pour reconstituer une: vie morale selon les commandements évangéliques et se rendre de la sorte digne de la prière spirituelle et de la prière du cœur. Que chacun juge son âme — dit saint Macaire le Grand —, qu'il examine et recherche avec soin quelles sont les attaches qui la retiennent, et s'il remarque que son cœur est en contradiction avec les lois divines, qu'il mette toutes ses forces à préserver son corps comme son âme de la corruption en repous­sant toute relation avec des pensées impures s'il est vrai qu'il désire que son âme entre en cohabitation dans le chœur des vierges pures ainsi qu'il en a fait le serment lors du baptême et des vœux monastiques, « car la demeure et la sollicitude divines ne sont accordées par Dieu qu'aux âmes parfaitement pures et affermies dans une charité véritable. » Le paysan qui se préoccupe de son champ commence par le défricher en arrachant les mauvaises herbes, ensuite, seulement, il l'ensemence. De même celui qui souhaite que Dieu ensemence son âme des graines de la grâce doit-il d'abord purifier son champ spirituel pour que le grain qu'y sèmera ensuite le Saint-Esprit produise des fruits parfaits et abondants. Si cela n'est pas accompli, si l'homme ne se préoccupe pas de ses défauts, des défauts de l'âme et du corps, il restera chair et sang et se tiendra très loin de la vie en Dieu. Celui qui s'adonne exclusive­ment et de toutes ses forces à la prière sans s'efforcer d'acquérir l'humi­lité, l'amour, la modestie et la foule d'autres vertus, celui-là peut tout au plus parvenir à ce que, par ses supplications, la grâce de Dieu le frôle parfois, car Dieu — par sa naturelle miséricorde — donne, par son amour pour les hommes, ce qu'ils désirent à ceux qui le lui demandent. Mais si celui qui reçoit cette grâce ne s'adonne pas aux autres vertus mentionnées, et n'en prend pas l'habitude, ou bien il perdra la grâce qu'il a reçue, ou bien, en se glorifiant, il tombera dans l'orgueil, ou bien encore, restant au niveau peu élevé qu'il a atteint, il ne progresse plus, ne s'élève plus. L'humilité, l'amour, la modestie et tous les commandements du Christ qui en découlent, servent, pour ainsi parler, de sanctuaire, et de demeure au Saint-Esprit. Ainsi que celui qui désire, unissant et amassant en soi toutes les vertus également et sans exception, les multipliant avec zèle, acquérir la perfection, se fasse violence, combatte sans relâche son coeur obstiné, s'efforce de l'offrir, docile et humble, à Dieu. Celui qui aurait ainsi réalisé un tel effort sur lui-même, qui aurait soumis tout ce qui, dans son âme, s'opposait à Dieu, comme un animal dompté, à l'obéissance aux com­mandements divins, à la soumission à l'autorité d'un enseignement exact, saint, s'il se met à prier Dieu après avoir ainsi mis de l'ordre dans son âme, et demander à Dieu le succès dans ses entreprises, il lui donnera tout en abondance afin que le don de la prière croisse et fleurisse en lui dans les délices du Saint-Esprit. Sache, au demeurant, que c'est dans l'effort pénible et à la sueur de ton visage que tu recevras le trésor que tu as perdu car recevoir la grâce sans effort n'est pas conforme à ce qui t'est profitable. « Ce que tu as reçu sans effort, tu l'as perdu, tu as livré ton héritage à l'ennemi ».

 

L'élève. — Lorsque je prie, une foule d'images et de pensées se présentent à mon esprit ne me laissant pas prier avec pureté ; ne peut- il en résulter pour moi l'illusion ou quelqu'autre préjudice?

Le Staretz. — Il est naturel qu'une foule de pensées et d'images surgissent de l'être déchu. Il est même inhérent à la prière de l'être déchu de manifester les signes dissimulés de sa chute et les impressions suscitées par les péchés commis spontanément. Le diable aussi, sachant combien grande est la grâce de la prière, s'efforce, pendant celle-ci, de troubler celui qui prie à l'aide de pensées et d'idées pécheresses pour le détourner de la prière ou rendre celle-ci stérile (Saint Nil de Sorsky). Au milieu de ces images, de ces sentiments fautifs, de cet asservisse­ment, appelons-en d'autant plus, appelons-en à Dieu par nos prières comme les Israélites gémissant sous la servitude ; ils crièrent, et leur cri arraché par la servitude monta vers Dieu — dit l'Ecriture — et Dieu entendit leurs gémissements (Exode II, 23-24). Le principe géné­ral, pour combattre les entreprises pécheresses, est de repousser le péché dès son apparition, « tuer les premiers nés d'Egypte ». Celui qui combat intelligemment, dit saint Nil de Sorsky, repousse la mère de la multitude des pensées malignes, c'est-à-dire leur première atteinte à son intelligence. Celui qui a repoussé cette première atteinte a repoussé du même coup tout le cortège de ces pensées. Mais si, par suite d'une première soumission et de l'habitude, le péché nous contraint, nous ne devons pas, même alors, nous en affliger, nous relâcher ou déses­pérer ; nous devons guérir les défaites invisibles par le repentir et persister dans notre épreuve avec fermeté, vigueur et constance. Les pensées pécheresses et vaines, les images et sensations peuvent indis­cutablement nous nuire lorsque nous ne les combattons pas, lorsque nous nous y complaisons et les faisons pénétrer en nous. A la suite d'une fréquentation < volontaire du péché, d'un commerce volontaire avec les esprits impurs, les passions se contaminent et prennent de la force et l'illusion peut, par une voie que nous ne remarquons pas, s'introduire dans notre âme. Mais lorsque nous nous opposons aux pensées pécheresses, aux images et aux sensations, le combat lui-même nous sera profit et enrichissement pour l'activité de notre raison. Un certain staretz expert dans la prière spirituelle demanda un jour à un autre moine qui s'y exerçait également : « Qui t'a enseigné la prière ? » et le moine de répondre : « Les démons ». Le staretz dit en souriant : « Quelle réponse scandaleuse viens-tu de prononcer là pour qui n'est pas versé dans ces problèmes ! Mais dis-moi donc de quelle manière les démons t'ont-ils enseigné la prière ? » Le moine répondit : « J'ai eu à faire face à un lourd et pénible combat imposé par les pensées malignes, les images et les sensations qui ne me lais­saient de répit ni de jour ni de nuit. Je fus épuisé et, par suite de cet état, je devins d'une maigreur effrayante ; opprimé par cette multitude d'esprits, j'avais recours à la Prière de Jésus. Le combat parvint à un tel degré que des visions commencèrent à apparaître devant mes yeux d'une manière sensible. Je sentais ma gorge liée comme par une corde. Puis, sous l'action même de la lutte, je ressentis que la prière devenait plus puissante, l'espérance renaissant en mon âme. Lorsque le combat, devenant de plus en plus faible, s'apaisa, la prière apparut aussitôt d'elle-même, dans mon cœur. »

Prions constamment, prions avec patience et obstination. Dieu, en son temps, accordera la prière charismatique et pure à celui qui, sans paresse et tout le temps, prie de sa prière impure, à celui qui n'abandonne pas, par pusillanimité, l'épreuve de la prière lorsque celle-ci lui résiste longtemps. L'Evangile nous donne un exemple de succès d'une prière obstinée de Jésus. Lorsque, accompagné de ses disciples et d'une foule nombreuse, le Seigneur sortit de Jéricho, l'aveugle Bartimée, assis sur le chemin et demandant l'aumône, apprit que le Seigneur passait devant lui, il se mit à crier : « Fils de David, Jésus, aie pitié de moi ! » On lui défendit de crier, mais il n'en cria pas moins. Le résultat de ces cris incessants fut la guérison de l'aveugle par le Seigneur (Marc X, 46-52). Ainsi crions, nous aussi, malgré les pensées, les images, les sensations pécheresses suscitées par notre être déchu et apportées par le diable pour faire obstacle aux cris de notre prière — et, sans aucun doute, nous obtiendrons miséricorde.

 

L'élève. — Quels sont les fruits véritables de la prière qui pour­raient faire connaître au débutant qu'il prie correctement ?

Le Staretz. — Les tout premiers fruits de la prière, ce sont l'atten­tion et l'attendrissement. Ces fruits se manifestent avant tous les autres dans toute prière correctement effectuée, mais tout spécialement dans la Prière de Jésus dont l'exercice dépasse la psalmodie et les autres prières vocales. De l'attention naît l'attendrissement et l'attendrissement approfondit l'attention. Ils se renforcent l'un l'autre, s'engendrant mutuellement ; ils donnent à la prière sa profondeur en animant progressivement le cœur ; ils lui donnent la pureté en écartant la dissipation et la rêverie. Tout comme la prière authentique, l'attention et l'attendrissement sont des dons de Dieu. De même que nous prou­vons le désir que nous avons d'acquérir l'attention et l'attendrissement en nous y contraignant, nous prouvons aussi notre désir d'acquérir l'atten­tion et l'attendrissement en nous y efforçant. Plus tard, un fruit de la prière consiste en la vision progressivement élargie de nos péchés et de notre culpabilité ; par elle s'intensifie notre attendrissement et il se trans­forme en larmes. Nous appelons larmes une surabondance d'attendrisse­ment liée à une compassion du cœur contrit et humilié jaillissant des profondeurs du cœur et s'emparant de l'âme. Apparaissent ensuite des sentiments de la présence de Dieu, une vive pensée de la mort, la crainte du jugement et de la condamnation. Tous ces fruits de la prière s'accom­ pagnent de larmes et sont à leur heure bénis d'un saint et spirituel senti­ment de la crainte de Dieu. Cette crainte de Dieu ne peut être comparée à aucun des sentiments de l'homme charnel, même de l'homme spirituel. La crainte de Dieu c'est un sentiment entièrement nouveau ; la crainte de Dieu, c'est l'action du Saint-Esprit. De la jouissance de cette action merveilleuse, les passions commencent à fondre. L'intellect et le cœur commencent à être attirés vers un exercice ininterrompu de la prière. Après certains progrès, intervient un sentiment de paix, d'humilité, d'amour envers Dieu et le prochain — qu'il soit bon ou méchant —, une patience envers les souffrances permises par Dieu pour notre guérison et dont notre état de pécheur à absolument besoin. C'est de cette crainte de Dieu que naît progressivement cet amour pour Dieu et pour le prochain, amour parfaitement spirituel, ineffablement saint, subtil, humble, différant d'une différence infinie de l'amour humain en son état habituel, ne pouvant être comparé à aucun amour agissant en notre être si juste et si saint que puisse être cet amour naturel. La loi naturelle, agissant dans le temps, mérite qu'on l'approuve ; la loi éternelle, la loi spirituelle se trouve aussi élevée au-dessus d'elle, qu'est élevé le Saint-Esprit au-dessus de l'esprit humain. Cependant je m'arrête de parler des. fruits plus lointains et des conséquences de la Prière de Jésus, puisse la bienheureuse expérience l'enseigner et à moi et aux autres. Ces conséquences et ces fruits sont exposés en détail dans la Philocalie, ce guide merveilleux inspiré de Dieu, pour l'enseignement de la prière spirituelle aux moines avertis capables de pénétrer dans le havre de silence et de l'apatheia. Me considérant moi-même et toi comme débutants dans l'exercice spirituel, j'ai tout spécialement en vue dans mon exposé sur les conceptions véritables de la prière de Jésus, les besoins des débutants, les besoins de la majorité. « Acquiers les larmes — ont dit les Pères — et elles t'enseigneront tout. Pleurons, pleurons sans cesse devant Dieu. Ce qui est de Dieu ne peut arriver autrement que par la grâce de Dieu — et ce qui est de Dieu survient sous un aspect nouveau sous un aspect dont nous ne pouvons, dans notre état charnel, psychique, inférieur, passionné, nous faire aucune idée.

Il faut spécialement remarquer l'opinion qu'a de soi celui qui s'exerce à la « prière de Jésus ». Le moine Séraphin de Sarov est parvenu en elle aux résultats les plus magnifiques. Son prieur, un jour, lui envoya un moine à qui il avait donné sa bénédiction pour commencer à vivre au désert à condition que le Père Séraphin lui enseigne cette vie au désert dans la mesure où lui-même connaissait ce mode particulièrement rude de la vie monastique. Le Père Séraphin reçut très cordialement le moine et lui répondit : « Moi non plus, je ne sais rien ». Il lui répéta en même temps les paroles du Sauveur sur l'humilité (Matth. XI, 29) et l'explication qu'en donne Saint Jean Climaque par l'action de la « Prière de Jésus ». On m'a raconté la chose suivante de quelqu'un qui s'adonnait à la « Prière de Jésus ». Il fut invité au chef-lieu du Gouvernement par des bienfaiteurs du couvent. Au cours de sa visite, le moine, constamment embarrassé ne trouvait rien à leur dire. Il se trouvait une fois chez un chrétien parti­culièrement fervent. Celui-ci demanda au moine : « Pourquoi n'y a-t-il plus, de nos jours, de possédés du démon ? » « Comment — répondit le moine — mais il y en a beaucoup ». « Où sont-ils ? répliqua le chré­tien ». Le moine répondit : « Et tout d'abord voilà moi-même ». « Quelle plaisanterie, que dites-vous ? » s'écria l'hôte en regardant le moine avec un étrange sourire reflétant l'ignorance et la terreur. « Soyez certains...» voulut continuer le moine — « Plaisanterie, plaisanterie... » l'inter­rompit son hôte qui se mit à s'entretenir d'autres choses avec d'autres personnes, tandis que le moine se taisait. « Le langage de la croix » et le renoncement à soi-même « sont folie » (I Cor. I, 18) pour ceux qui ne comprennent pas leur action et leur puissance. Qui donc, ignorant les larmes suscitées par la prière et les mystères qu'elles découvrent, pourrait comprendre les paroles jaillissant de la profondeur des pleurs ? Celui qui est parvenu par l'épreuve spirituelle à se .voir lui-même, se voit rivé aux passions, il voit les esprits malins agissant en lui et sur lui. Un Père demanda à Pimène le Grand comment doit se comporter un hésychaste. Pimène le Grand répondit : « Je me vois semblable à un homme enlisé dans un étang, un poids suspendu au cou et je crie vers Dieu : Aie pitié de moi ! » Ce saint que les larmes les plus profondes avaient conduit à un état d'humilité inconcevable avait coutume de dire aux frères qui habitaient avec lui : « Croyez-moi, là où sera précipité le démon, je serai précipité moi aussi ». Ce rappel au moine parfait, à Pimène le Grand, met fin à notre entretien sur la Prière de Jésus.

 

L'élève. — Mon cœur a soif de t'entendre, dis encore quelque chose.

Le Staretz. — Il est bon, pour ceux qui s'adonnent à la Prière de Jésus, d'avoir dans leur cellule une icône du Sauveur et de la Mère de Dieu d'assez grandes dimensions. On peut, par moments, s'adresser à ces icônes comme au Seigneur ou à la Mère de Dieu eux-mêmes présents ici. Le sentiment de la présence divine dans la cellule peut devenir habituel. Ce sentiment existant nous fera vivre dans notre cellule dans la crainte de Dieu comme si nous étions à chaque instant sous Son regard et c'est exact, nous sommes toujours en présence de Dieu puis­qu'il est en tous lieux ; nous nous trouvons toujours sous le regard de Dieu puisqu'il voit tout et partout. Gloire au Dieu plein de misé­ricorde qui ne cesse d'attendre notre repentir qui non seulement nous permet, mais nous commande de l'implorer de nous faire miséricorde.

Profitons de l'insondable miséricorde de Dieu envers nous ! Accep- tons-le avec la plus grande vénération, la plus profonde reconnaissance ! Cultivons-la en vue de notre salut avec le plus grand soin, l'ardeur la plus grande ! Dieu nous fait don de Sa miséricorde en toute abondance, mais l'accepter ou la refuser, l'accepter de toute notre âme ou l'accep­ter avec hypocrisie, ceci est laissé à la liberté de chacun.

« Mon fils, dès ta jeunesse, fais choix de l'instruction. Et avant les cheveux blancs tu trouveras la sagesse. Tels le laboureur et le semeur, aborde-la et attends ses bons fruits. » (Ecclê. VI, 18-20.)

« Au matin, sème la semence. Et au soir, ne laisse pas reposer ta main. » {Ecclê. XI, 6).

« Célébrez Yahweh, invoquez son nom. Pensez à Yahweh et à sa puissance. Ne cessez pas de chercher son visage. » (Ps. CIV, 1-4.)

Telles sont les paroles par lesquelles la Sainte Ecriture nous enseigne que notre épreuve au service de Dieu, l'épreuve de la prière doit être accomplie de toute notre âme, constamment et sans répit. Les souffrances venant de l'extérieur et les souffrances intérieures qui, nécessairement, se rencontrent dans le cours de ces épreuves, nous devons les dominer par la foi, la force, l'humilité, la patience, la persé­vérance en combattant par la pénitence nos inclinations et nos engoue­ments. L'abandon de l'exercice de la prière, les interruptions sont extrêmement dangereux. Mieux vaut ne pas entreprendre ces exercices plutôt que les abandonner après les avoir entrepris. On peut assimiler l'âme de celui qui a entrepris la Prière de Jésus pour, ensuite, l'aban­donner à un champ que l'on aurait cultivé et fumé, et délaissé ensuite ; sur une telle terré, l'ivraie pousse avec une invraisemblable abondance, projette de profondes racines et atteint une taille tout à fait spéciale. Dans l'âme qui a rompu l'union bénie de la prière, qui a abandonné la prière et a été abandonnée par elle, les passions s'engouffrent en un flot impétueux et la submergent. Sur une telle âme, les passions acquièrent une particulière influence, une dureté et une durée spéciale et sont scellées par l'endurcissement, l'engourdissement du cœur, l'in­croyance. Les démons chassés par la prière y reviennent ; enragés d'avoir été chassés une première fois, ils reviennent avec grande fureur et en grand nombre. « Finalement, l'état de cet homme est pire qu'auparavant » ÇMatth. XII, 45), comme le dit l'Evangile ; l'état de celui qui, après en avoir été débarrassé par une prière authentique, s'est soumis à la domination des passions et des démons est plus malheureux que l'état de celui qui n'a pas tenté de secouer le joug de ses péchés, qui n'a pas sorti de son fourreau le glaive de la prière. Le dommage causé par les interruptions ou les abandons périodiques de la prière est semblable au dommage causé par l'abandon définitif de celle-ci.

Pendant que les ascètes « dorment », c'est-à-dire interrompent leur zèle pour la prière, « l'ennemi vient », invisible aux yeux des sens, non remarqué par ceux qui se sont laissé aller à l'abandon et à la distrac­tion et il a «semé l'ivraie au milieu du blé » {Matth. XIII, 25). Le semeur d'ivraie est habile, rusé, rempli de haine ; il lui est facile de semer l'ivraie la plus pernicieuse, insignifiante extérieurement et à ses débuts, mais qui ensuite envahit et trouble l'âme entière par ses innom­brables ramifications : « Qui n'est pas avec moi est contre moi, et qui n'amasse pas avec moi dissipe » {Luc XI, 23), dit le Sauveur. La prière ne se livre pas à qui s'y adonne hypocritement, superficiellement :

 Combien terriblement escarpée est-elle pour les gens sans instruction et le pusillanime ne s'y maintiendra pas. Comme une lourde pierre d'épreuve, elle pèse sur lui et il ne tardera pas à la rejeter. Ecoute, mon fils, et reçois mon avis et ne repousse pas mon conseil, Engage tes pieds dans ses fers, et dans son carcan ta nuque. Courbe ton épaule pour la porter et ne regimbe pas contre ses liens. De toute ton âme, va vers elle et tiens-toi en ses voies de toute ta force. Sur la piste, cherche, et elle se fera connaître à toi, Et quand tu l'auras saisie, ne la lâche pas. Car tu finiras par trouver ton repos Et elle se changera pour toi en joie. Ses fers te seront un abri puissant, Et son carcan, un vêtement de gloire. (Ecclê. VI, 20-30). Amen !

Textes annexes

L'intellect, en prière, cherche à s'unir au cœur

Les portes des sens sont closes, la langue se tait, les yeux se sont fermés. L'ouïe ne perçoit rien de ce qui est hors de moi. Revêtu de prières, l'intellect a déposé le fardeau des pensées terrestres, il descend vers les demeures du cœur. Les portes de ces demeures sont fermées : tout est noir — impénétrables, les ténèbres.

Perplexe, l'intellect se met à frapper, de ses prières aux portes du cœur ; patiemment, il se tient aux portes, frappe, attend, frappe à nouveau, attend encore, prie à nouveau. Aucune réponse, aucune voix ne se fait entendre. Pour toute réponse : un silence mortel, les ténèbres, la paix des tombeaux. Affligé, versant des larmes amères, l'intellect s'écarte des portes du cœur à la recherche d'une consolation. Il n'a pas été admis à se présenter devant le Roi des rois dans le sanctuaire de ses demeures privées.

Mais pourquoi as-tu été repoussé ?

Le sceau du péché est sur moi. L'habitude de songer aux choses terrestres est cause de ma dissipation. Je demeure sans forces car l'Esprit ne me vient pas en aide. L'Esprit-Saint et béni qui rétablit l'unité de l'intellect, du cœur et du corps séparés par la chute effroyable de l'homme. Sans l'aide toute-puissante créatrice de l'Esprit, mes seuls efforts demeurent vains ! Il est rempli de miséricorde. Son amour pour les hommes est infini ; mais mon impureté ne permet pas qu'il m'approche. Je vais me laver dans mes larmes ; à mon corps, je ne donnerai ni nourriture ni sommeil, leur excès engourdit l'âme ; tout revêtu des larmes du repentir, je vais descendre vers les portes de mon cœur. Là, je me tiendrai, ou bien je m'asseyerai comme l'aveugle de l'Evangile, je vais crier vers celui qui peut me faire miséricorde : « Aie pitié de moi ! » (Marc X, 48).

Et il est descendu ; se tenant aux portes, il se mit à implorer au milieu de ses larmes: Il se fit,semblable à l'aveugle qui ne voyait pas la vraie lumière, la lumière sans déclin, au sourd-muet qui ne pouvait ni voir ni entendre par son esprit ; il sentait effectivement qu'il se tenait aveugle, sourd, muet, aux portes de Jéricho — aux portes de son cœur habité par le péché — attendant la guérison du Sauveur, qu'il ne voit pas ; il ne peut crier vers lui que de la seule voix de sa détresse. Il ignore son nom, il appelle fils de David le Fils de Dieu.

Indiquez-moi le chemin par où va passer le Sauveur. Ainsi que l'a dit le Prophète parlant à l'homme de la face de Dieu, et par l'Esprit de Dieu : « Qui offre en sacrifice l'action de grâces m'honore et à qui se conduit droit, je ferai voir le salut de Dieu. » (Ps. 49-23).

Dites-moi, à quelle heure passera le Sauveur. Est-ce le matin, au milieu du jour, le soir ? — « Veillez donc et priez car vous ne savez pas à quelle heure votre Maître viendra. » (Matth. 24-42, 13-33).

Le chemin est connu, mais l'heure est inconnue ! J'irai hors de la ville et je me tiendrai debout ou assis aux portes de Jéricho, comme le conseille saint Paul. « Ainsi donc, pour aller à lui, sortons du camp en portant son opprobre. » (Hébr. 13-13). Le monde passe, rien en lui n'est durable, on ne l'appelle même pas « ville », mais « camp ». Je ne m'attacherai plus à ce que je possède, à ce que nous devons, malgré nous, abandonner à notre mort et, souvent, même avant ; j'abandon­nerai les plaisirs des sens, obstacles aux épreuves et aux occupations de l'esprit ; j'abandonnerai les exploits et la gloire fugitive. « Car nous n'avons pas ici une cité permanente, mais nous cherchons celle qui est à venir » (Hébr. XIII, 13), la cité qui doit, d'abord, s'ouvrir en mon cœur par la miséricorde et la grâce de Dieu — mon Sauveur. Celui qui n'entrera pas en esprit dans la Jérusalem céleste au cours de son existence terrestre ne pourra avoir la certitude, lorsque son âme quittera son corps, d'avoir accès à la Jérusalem céleste. La première est le gage à la seconde. Amen !

 

Le pèlerin

D' où viens-tu ? Où est ta demeure habituelle ? Où étais-tu jusqu'à ce jour ? Pourquoi, jusqu'à ce jour, me laissais-tu, orphelin, dans la solitude, la misère, dans une mort effroyable ? C'est en t'ayant connu que j'ai vu que tel était l'état dans lequel je me trouvais ! Combien il était misérable ; je me trouvais au seuil de l'enfer sinistre, j'étais précipité dans un abîme profond et sans issue. Ne m'abandonne pas ! Sans toi, je ne puis exister. Si tu m'abandonnes, je serai à nouveau aux portes de l'enfer, à nouveau dans l'abîme, à nouveau dans une détresse insupportable, inexprimable.

Tu approches ! — Je ne vois pas le mode de ton approche, je te vois — non pas de mes yeux de chair — mais j'ai le sentiment de ta présence. Tu ne laisses ni le temps, ni la possibilité de réfléchir. Qui es-tu ? Inattendu, tu apparais dans lame, invisible, intangible ! Tu apparais avec une douceur et une subtilité indicibles, unis à la force et à la puissance du Créateur parce que tu transformes l'homme, entiè­rement ; tu le changes, tu le crées à nouveau, tu restaures et l'esprit et le corps et le cœur. Toi, puissant, tu pénètres dans la maison, tu maîtrises le fort, tu dilapides les objets de la maison, tu les dilapides — non pour leur perte — mais pour leur salut ! Et la maison et les objets qui se trouvaient en elle t'appartenaient déjà, tu les avais orga­nisés, organisés pour toi, c'est, d'eux-mêmes qu'ils se sont livrés à l'amère prison du malin. Ils étaient — mon esprit, mon âme, mon cœur — sous l'autorité du despote pervers ; ils agissaient sous son empire. Tu arrives, ils se soumettent aussitôt à tes ordres, ils commencent à agir sous ton emprise sainte et bienheureuse.

Comment t'appellerai-je ? Comment parlerai-je de toi à mes frères ? Comment leur transmettrai-je le nom du Pèlerin qui vient s'abriter sous le toit de mon âme, ce toit délabré, définitivement en ruine, ouvert à ia violence des vents, à la pluie, à la neige, ce toit juste bon à être un abri pour les animaux. Qu as-tu trouvé en mon cœur dans lequel se succédaient des pensées pécheresses ? Elles péné­traient librement en lui, elles trouvaient en lui, comme dans une mangeoire, dans une auge à porcs, une nourriture dont se régalaient les passions de mes différents sens. Il me semble que je connais le nom de mon Hôte ! Mais je jette mon regard sur mon impureté et j'ai peur de le prononcer, ce nom ! Prononcer une fois irrespectueusement ce nom si grand et si saint peut nous exposer à la condamnation ! Com­bien plus terrifiante la présence même de Celui que l'on nomme !

Mais Tu es présent ! Ta grâce sans limite T'a conduit au misé­rable pécheur afin que ce pécheur — ayant reconnu la dignité et la destination de l'homme, ayant expérimenté, ayant senti d'une manière tangible « combien le Seigneur est grand », abandonne les voies de l'erreur, abandonne le trésor des passions fétides qu'il préférait à tout, pour s'efforcer d'acquérir la pureté par le repentir, et devienne Ton temple et Ta demeure.

Quel nom donnerai-je au Pèlerin demeurant chez moi, demeurant en moi ? Quel nom donnerai-je à l'Hôte merveilleux venu me conso­ler dans mon exil, me guérir d'un mal incurable, me tirer hors du gouffre sinistre pour me conduire aux riches pâturages du Seigneur, me mettre sur le chemin droit et saint, venu ôter le rideau opaque qui, jusqu'à ce jour, s'étendait devant mon regard, me dérobant la vue de mon Dieu ? Quel nom donnerai-je au maître venu m'initier à l'enseignement nouveau — en même temps qu'ancien — enseigne­ment venant de Dieu et non de l'homme ? Appellerai-je ce maître : Lumière ? Je ne vois pas de lumière, mais il illumine mon intelligence et mon cœur au-dessus de toute parole, au-dessus de toute science terrestre, sans prononcer de mots, avec une indicible rapidité — c'est ainsi que j'exprimerai l'inexprimable — : en effleurant mon esprit ou en agissant à l'intérieur même de mon esprit. L'appellerai-je : feu ? Mais il ne brûle pas, il abreuve au contraire agréablement et il rafraîchit. Il est certain « murmure sourd, léger », mais devant lui, comme devant un feu, toute passion, toute pensée pécheresse s'enfuit. Il ne prononce aucune parole — il n'en prononce aucune et, en même temps, il parle, il enseigne, il chante merveilleusement, mysté­rieusement, avec une indicible douceur, une subtilité qui changent, qui renouvellent l'esprit et le cœur qui lui sont attentifs dans le silence de la cellule de leur âme. Il ne possède aucune forme, aucun aspect, rien de sensible en lui. Il est totalement immatériel, invisible, parfaitement subtil ; soudain inattendu, avec une ineffable douceur, il apparaît dans l'esprit, dans le cœur, il se répand progressivement dans l'âme tout entière, dans tout le corps, il en prend possession, en éloigne tout ce qui est péché ; il suspend les mouvements de la chair et du sang, il rassemble en l'unité les éléments dispersés de l'homme, il rend l'intégrité à notre être que la chute effroyable a brisé, comme se brise dans sa chute un vase d'argile. Est-il quelqu'un qui, à la vue de ce renouveau, ne reconnaîtrait pas le bras du créateur ayant seul le pouvoir de créer et recréer ?

Je ne parle, jusqu'à maintenant, que de l'action — sans nommer celui qui agit. Lui donner un nom me remplit d'effroi. Regardez-moi bien, frères ! Considérez ce qui s'accomplit en moi ! Vous, dites-moi ce qui s'accomplit en moi ! Vous, dites-moi qui donc est celui qui accomplit ? Je sens, je ressens en moi la présence du Pèlerin. D'où est- Il venu, comment est-Il apparu en moi ? Je ne sais. Etant venu, Il demeure présent, invisible, tout à fait incompréhensible. Cependant, Il est là, présent : car II a pris possession de moi, Il agit en moi, n'anéantissant pas ma libre volonté, l'attirant dans sa volonté par l'indicible sainteté de sa Volonté. De son bras invisible, Il s'est emparé de mon esprit. Il s'est même emparé de mon âme. Il s'est emparé de mon corps. A peine ont-ils senti cette main, ils sont revenus à la vie. Une nouvelle sensation, un mouvement nouveau, sont apparus en eux, sensation et mouvement spirituels ! J'ignorais, jusqu'à ce jour, cette sensation, ce mouvement, je ne savais même pas, j'ignorais leur existence. Ils apparurent et leur apparition fit disparaître, enchaîna les mouve­ments du corps et de l'âme ; ils apparurent comme la vie et, comme la mort, disparut ce que j'étais avant. Au contact de cette main sur tout mon être, l'esprit, le cœur et le corps s'unirent entre eux, formèrent comme un tout, une unité ; puis furent ravis en Dieu et y demeurent aussi longtemps que les y retient ce bras tout-puissant, invisible. Mais quel est le sentiment dont je serai envahi là-bas ? Mon être entier sera enveloppé d'un silence profond, mystérieux, hors de toute pensée, de tout raisonnement, de tout mouvement de l'âme qui serait l'effet du sang. Sous la conduite du Saint-Esprit, mon être entier est au repos et agit tout à la fois ; situation que des mots ne sauraient exprimer. Je suis comme enivré ; j'oublie tout, je me nourris d'une nourriture inconnaissable, incorruptible, je me trouve en dehors de tout le sensible en un domaine qui transcende non seule­ment toute matière, mais aussi toute pensée, tout concept ; même mon corps, je ne le sens pas ! Mes yeux regardent, et ne regardent pas — voient, et ne voient pas ; mes oreilles entendent et n'entendent pas ; tous mes membres sont enivrés — et je chancelle sur mes jambes ; de mes mains, je me cramponne à n'importe quoi pour ne pas tomber ou bien je gis, précipité sur mon lit, comme malade d'une maladie qui n'en est pas une, comme atteint d'une paralysie causée par un excès de forces. « La coupe » du Seigneur, la coupe de l'Esprit « enivre avec puissance ». Je passe ainsi des journées, des semaines !... Et le temps s'abrège !... Divin silence qui envahit l'esprit, l'âme et le cœur tendus vers Dieu de toute leur force, et qui sont perdus — pour ainsi parler — dans un mouvement sans fin vers l'infini. Ce silence, c'est en même temps une conversation, mais sans mots, sans aucune diver­sité, sans pensées, au-dessus de toute pensée ; le Pèlerin qui accomplit tout cela possède une voix et un langage inaccoutumés qui s'expriment sans voix et sans langage et qui se font entendre mystérieusement. Je cherche, dans l'Ecriture, où il serait question de telles manifestations et, involontairement, je m'arrête aux paroles du Sauveur : « Le vent souffle où il veut et tu entends sa voix, mais tu ne sais ni d'où il vient, ni où il va. Ainsi en est-il de quiconque est né de l'Esprit ».

Mais comment donc qualîfierai-je cette manifestation elle-même ? Elle réconcilie, elle unit l'homme à lui-même et ensuite à Dieu. On ne peut ne pas reconnaître dans cette action le souffle de la bienheu­reuse paix divine « qui dépasse toute intelligence, qui garde nos cœurs et nos pensées dans le Christ Jésus » {Philip. IV, 7) et qui s'offre à l'homme en venant à lui et qui renouvelle l'homme par l'Esprit-Saint. Il en est bien ainsi, sous cette action, l'esprit et le cœur se font évangé- liques, se livrent au Christ, l'homme voit l'Evangile tracé en lui sur les tables de son âme par la main de l'Esprit.

Le divin Pèlerin s'éloigne et disparaît aussi imperceptiblement qu'imperceptible il approche et apparaît. Mais il laisse, dans tout mon être un parfum d'immatérielle immortalité ; immatérielle comme il l'est lui-même, il laisse un parfum spirituel, engendrant la vie que je ressens à l'aide d'un sens nouveau qu'il a renfermé ou ressuscité en moi.

Ce sont des paroles vivifiées et imprégnées de ce parfum que j'écris, que je raconte à mes frères. Lorsque se sera évaporé ce parfum, lorsque mon âme sera envahie par l'odeur mortelle des passions, alors mes paroles aussi seront sans vie, contaminées par l'odeur nauséabonde et la corruption !

Mais si quelqu'un, entendant ces propos grandioses sur l'action de l'Esprit-Saint venant de la bouche d'un pécheur, demeure sceptique, troublé dans sa pensée, s'il suppose que cette action exaltante est l'action de l'illusion démoniaque, qu'il rejette cette pensée blasphé­matoire. Non, non ! Telle n est pas l'action, telle n'est pas la nature de l'illusion ! Dis-moi : appartient-il au démon, ennemi, assassin des hommes, de devenir leur guérisseur ? Appartient-il au diable de rassem­bler en l'unité les fractions et les puissances de l'homme dissociées par le péché ? De les amener, de la soumission au péché, à la liberté ? De les conduire de l'état de contradiction, de lutte interne à l'état de paix sanctifié par le Seigneur ? Appartient-il au diable de tirer hors de l'abîme profond de l'ignorance de Dieu pour donner une connais­sance vivante de Dieu qui n'exige plus aucune preuve venant de l'extérieur ? Appartient-il au diable de prêcher et d'expliquer minutieu­sement le Rédempteur, de prêcher et d'expliquer comment approcher le Rédempteur par le repentir ? Appartient-il au diable de restaurer en l'homme l'image déchue et de rétablir la ressemblance détruite ? Appartient-il au diable d'apporter le goût de la pauvreté en esprit en même temps que celui de la résurrection, du renouveau, de l'union à Dieu ? Appartient-il au diable d'élever jusqu'aux sommets de la théo­logie où l'homme se tient comme n'étant rien, sans pensées, sans désirs, abîmé tout entier dans un merveilleux silence ? Ce silence, c'est le tarissement de toutes les puissances de l'être humain tendues vers Dieu *t disparaissant — pour ainsi dire — devant l'infinie grandeur de Dieu. Autre est l'action de l'illusion, autre celle de Dieu, Seigneur infini des hommes, qui fut jadis et est, aujourd'hui, leur créateur. Celui qui a créé et coiicinue de créer ne demeure-t-il pas le Créateur ?

Ainsi donc, écoute, écoute, frère bien-aimé, ce qui différencie l'action de l'illusion de l'action Divine ! L'illusion, lorsqu'elle s'ap­proche de l'homme, soit par une ffensée ou une image, ou encore pa* un sentiment subtil, ou Uen par quelque apparition visible aux yeux de chair, ou encore par quelque voix venue d'en haut et entendue par des oreilles de chair, s'en approche toujours, non pas en souve­raine infinie, mais comme une séductrice qui recherche le consentement de l'homme et, par son consentement, exerce sur lui son pouvoir. Qu'elle s'exerce en lui ou hors de lui, son action est toujours extérieure à l'homme, l'homme peut s'y opposer. La rencontre avec l'illusion s'effectuera toujours, au début, avec un certain doute venant du cœur ; n'en doutent pas ceux qu'elle a définitivement dominés. Jamais l'illu­sion n'unifie l'homme divisé par le péché, ne met fin aux impulsions du sang, jamais elle ne met l'ascète sur la voie du repentir, ne le rabaisse devant lui-même ; bien au contraire, elle suscite en lui l'ima­gination, elle met son sang en mouvement, lui procure une certaine délectation insipide, empoisonnée, le séduit subtilement, lui inculque l'orgueil, fixe en lui l'idole du « je ».

L'action de Dieu est immatérielle, on ne la voit ni ne l'entend, elle est soudaine, inimaginable, aucune comparaison empruntée à notre monde ne saurait l'expliquer ; elle survient et agit mystérieusement. D'abord, elle montre à l'homme son péché, fait grandir ce péché à ses yeux, elle conduit l'âme à se juger elle-même, lui manifeste notre chute ; cet abîme terrifiant, sombre et profond, abîme de perdition dans lequel est tombée notre race par le péché de son ancêtre ; ensuite, petit à petit, elle donne à la fois l'attention et la componction du cœur dans la prière. Ayant ainsi préparé le vase, soudain, d'une manière inattendue, elle en effleure immatériellement les morceaux brisés — et ceux-ci se rassemblent en l'unité. Comment a-t-elle effleuré ? — Je ne puis l'expliquer ; je n'ai rien vu, rien entendu, mais je me vois changé, je me suis soudain senti ainsi sous cette action toute-puissante. Le Créa­teur a agi dans cette seconde création comme il agissait lors de la création. Dis-moi : Le corps d'Adam, pétri de terre, lorsqu'il gisait encore inanimé devant le Créateur, pouvait-il avoir idée de la vie, la ressentir ? Lorsque soudain l'âme lui donna la vie, avait-il la possibilité de raisonner avant d'accepter l'âme ou de la refuser ? Adam créé s'est senti soudain, vivant, pensant, désirant ! C'est avec cette même sou­daineté que s'effectuera cette seconde création. Le Créateur était et est le maître infini, son action est absolue, infiniment élevée, au-dessus de toute pensée, de tout concept, infiniment subtile, spirituelle, totale­ment immatérielle.

Mais le doute te fait encore hésiter ! Tu me regardes et, voyant devant toi un tel pécheur, tu te poses involontairement la question : est-il possible que dans ce pécheur en qui l'œuvre des passions est si évidente et si visible, est-il possible qu'en lui agisse le Saint-Esprit ?

Question légitime ! et qui me jette dans le désarroi. Quel effroi ! Je me laisse entraîner, je commets le péché, je commets l'adultère avec le péché, je trahis mon Dieu, je le vends pour le prix ignoble du péché.

Et en dépit de ma trahison continuelle, de ma conduite pleine de duplicité, de perfidie, Il demeure présent, inchangé. Plein de mansué­tude, Il attend avec patience mon repentir ; par tous les moyens, Il m'attire au repentir, à l'amendement. Tu as entendu ce que le Fils de Dieu a dit dans l'Evangile ? : « Ce ne sont pas les bien portants, dit-Il, qui ont besoin de médecins, mais les malades... car je suis venu appeler non pas les justes, mais les pécheurs » (Matt. IX, 13). C'est ainsi que parlait le Sauveur, c'est ainsi également qu'il agissait. Il s'étendait aux côtés des pharisiens et des pécheurs en les convertissant à la foi et aux vertus, Il les faisait entrer dans une parenté spirituelle avec Abraham et les autres justes.

La bonté infinie du Fils de Dieu t'étonne, te stupéfie ?; Sache que l'Esprit Très Saint a la même bonté — qu'il a également soif du salut des hommes, qu'il est aussi doux, aussi débordant de miséricorde, aussi patient. L'Esprit — l'Esprit-Saint — l'une des trois Personnes égale­ment vénérées de la Très Sainte Trinité qui constituent indivisiblement et sans confusion un seul Etre Divin, une seule Nature.

Mais c'est le péché qui attire l'Esprit-Saint vers l'homme ! Non pas le péché réalisé par son accomplissement, mais le péché que l'on peut voir en soi, que l'on reconnaît, que l'on pleure. Plus l'homme scrute son péché, plus il pleure profondément sur lui-même, plus il est agréable, accessible au Saint-Esprit qui, comme le médecin, ne vient qu'auprès de ceux qui se reconnaissent malades et se détourne de ceux qui sont « riches » de leur vain orgueil. Regarde, regarde intensé­ment ton péché ; n'en détache pas ton regard ! Renonce à toi-même en «n'attachant aucun prix à ta propre vie » {Actes, XX, 24). Tout entier, adonne-toi à la vision de ton péché, à le pleurer. Alors, en son temps, tu te verras créé à nouveau par l'action incompréhensible et d'autant plus inexplicable de l'Esprit-Saint. Il viendra à toi lorsque tu ne l'attends pas — il commencera à agir en toi, au moment même où tu t'en reconnais parfaitement indigne.

Mais si l'attente de la grâce se dissimule en toi, prends garde ; tu es dans une situation dangereuse ! Une telle attente témoigne d'une secrète satisfaction de soi-même et la satisfaction témoigne d'une présomption en laquelle réside l'orgueil. A l'orgueil succédera facile­ment l'illusion, l'illusion s'unira facilement à l'orgueil. L'illusion : c'est la déviation hors de la vérité et de l'Esprit Saint qui coopère avec la vérité, c'est la déviation vers le mensonge et vers les esprits mauvais qui coopèrent avec lui. L'illusion réside déjà dans la présomption, elle réside dans l'autosatisfaction, dans l'attente même de la grâce. Ce sont là ses aspects initiaux, de même que le bourgeon, la fleur, le bouton sont les premiers aspects du fruit parvenu à maturité. De concepts mensongers, naissent des sentiments mensongers. De concepts et de sentiments mensongers, s'édifie la présomption. A l'action de la présomption vient s'unir l'action séductrice des démons. Les démons dominent et régnent dans le domaine du mensonge. Celui qui, volon­tairement, se soumet aux démons, se place sous leur emprise violente : aveuglé et en quelque sorte séduit par ce mensonge, qu'il prend pour la vérité, il perd, sans même le remarquer, son autonomie. Cet état — est l'état d'illusion. Nous y entrons, nous y sommes précipités par notre orgueil et notre amour-propre. « Celui qui aime sa vie, la perd et celui qui cesse de s'y attacher en ce monde, la gardera pour la vie éternelle » (Jean XXII. 25). Amen !

 

Gloire à Dieu

Gloire à Dieu, Gloire à Dieu, Gloire à Dieu ! Pour tout ce que je vois en moi, en tous et en tout : GLOIRE à DIEU.

Que vois-je donc en moi ? Je vois mon péché, mon incessant péché, je vois l'incessante transgression des plus sacrés commandements de Dieu, mon Créateur et mon Rédempteur. Et mon Dieu voit mes péchés, les voit tous, voit leur innombrable quantité. Lorsque moi, homme, être limité semblable par son impuissance à l'herbe ou à la fleur des champs, je jette un regard plus profond sur mes péchés, ils me remplis­sent d'effroi et par leur quantité et par leur nature. Quels sont- ils donc aux yeux du Dieu très saint, très parfait ?

Et jusqu'à maintenant, c'est avec une inlassable patience que Dieu regarde mes défaillances ; jusqu'à maintenant il ne me livre pas à la perdition méritée et appelée depuis longtemps ! La terre ne s'ouvre pas sous mes pas, elle n'engloutit pas le criminel qui la foule ! Le ciel n'envoie pas ses flammes, il ne leur livre pas celui qui viole les volontés célestes ! Les flots ne dépassent pas leurs limites, ne se pré­cipitent pas sur le pécheur qui pèche ostensiblement devant toute la création, ils ne l'emportent pas, ne le précipitent pas dans la profondeur des sombres abîmes ! L'enfer se contient, on ne lui livre pas la victime qu'il exige à juste titre, sur laquelle il a un droit incontestable.

Avec crainte et respect je regarde Dieu, qui regarde mes péchés, qui les voit plus clairement que ne les voit ma conscience. Son éton­nante patience me jette dans l'étonnement, dans la confusion, je remercie, je glorifie cette inconcevable Miséricorde ! Je me perds dans mes pensées, je me revêtirai tout entier de reconnaissance et de glori­fication ; la reconnaissance et la glorification s'emparent totalement de moi, imposent à mon esprit et à mon cœur un silence plein de respect. Je ne puis ressentir, penser, prononcer de mes lèvres qu'une seule chose : GLOIRE A DIEU !

Mais où donc t'emportes-tu encore, ma pensée ! Regarde, sans faillir, tes péchés, suscite en moi de pleurer sur eux ; je dois me justifier par des pleurs amers, me laver dans des larmes incessantes. Elle ne m'en­tend pas, elle s'envole, on ne peut la retenir, elle se fixe à une hauteur vertigineuse. Son vol est semblable à la course de l'éclair lorsqu'il touche en un instant les deux extrémités du firmament. Et ma pensée s'est fixée à la hauteur de la contemplation spirituelle et de là elle regarde le spectacle le plus inaccoutumé, le plus vaste, le tableau le plus beau, le plus surprenant : devant elle le monde tout entier, tous les temps depuis la création jusqu'à la fin du monde, tous les événements du monde et ceux qui sont passés et les présents et les futurs ; devant elle, les destins de chacun des hommes dans leur singularité multiforme. Au-dessus des temps, des événements du monde et des destins individuels on contemple Dieu, Créateur de toutes les créatures, leur Seigneur infini qui voit tout, gouverne tout, qui fixe des buts à tout, qui assigne ses desseins.

Dieu admet l'homme à être le spectateur de son gouvernement. Mais les causes des destins, les origines de la volonté de Dieu ne sont connues que de Dieu seul : « Car qui a connu la pensée du Seigneur ? ou qui a été Son conseiller ? » (Rom. XI, 34). Et c'est pour l'homme une grâce suréminente que d'être admis à voir Dieu dans sa Providence, dans Son gouvernement de la création, dans Ses desseins, c'est pour l'âme de l'homme, la source d'un abondant profit.

La vision du Créateur et du Seigneur de toutes les créatures visibles et invisibles revêt celui qui regarde d'une force surnaturelle, à cette vision s'unit la conscience de la puissance illimitée du Roi tout puissant de la création sur cette création. Les cheveux de notre tête, ces cheveux si insignifiants selon la pauvre opinion des hommes, sont comptés par la Sagesse infinie et toute puissante et sont conservés par Elle (Matth. X, 30 - Luc XXI, 18). D'autant plus, aucun événement, aucune catastrophe ne peut se produire dans la vie d'un homme sans un signe de cette Sagesse. Le chrétien qui regarde sans faillir la Providence de Dieu garde constamment courage au milieu des épreuves les plus cruelles ainsi qu'une inébranlable fermeté ; il dit avec le Saint Psal- miste et Prophète : « Je mets le Seigneur constamment sous mes yeux, puisqu'il est à ma droite, je ne chancellerai point» (Ps. XV - 8). Le Seigneur est mon aide, je ne redouterai aucun mal, je ne me livrerai pas à l'abattement, je ne me plongerai pas dans la mer profonde de la tristesse. Pour tout, GLOIRE A DIEU !

La vision de la Providence de Dieu inspire une soumission infinie à Dieu. Le Serviteur de Dieu est-il assailli de toutes parts par des épreuves diverses et inextricables ? Il console aussi son cœur meurtri : « Tout cela, Dieu le voit ». Si, pour des raisons connues de Lui, le Très Sage, ces épreuves ne m'étaient ni salutaires ni utiles, Il les aurait, Lui qui a toute puissance, détournées. Mais il ne les détourne pas, c'est donc que Sa très sainte volonté est qu'elles m'oppriment. Cette volonté m'est précieuse, plus précieuse que la vie ! Il vaut mieux, pour la créature, mourir plutôt que de refuser la volonté du Créateur ! Dans cette volonté est la vraie vie ! Celui qui meurt pour l'accomplissement de la volonté de Dieu, entre dans une vie plus vaste. Pour tout, GLOIRE A DIEU !

A la vision de la Providence de Dieu, l'âme est pénétrée d'une douceur profonde et d'un inaltérable amour pour le prochain que les vents ne peuvent inquiéter, ni émouvoir. Pour une telle âme il n'est pas de vexation, de peine, de malveillance ; toute la création agit selon le vouloir et la permission du Créateur. La Création n'est qu'un ins­trument aveugle. En une telle âme, résonne la voix de l'humilité qui l'accuse d'innombrables péchés et rend justice aux proches en tant qu'instruments du dessein providentiel. C'est un soulagement au milieu des souffrances que l'écho de cette voix, elle apporte le calme, la con­solation, elle dit doucement : « J'accepterai ce qui convient à mes actes. Il vaut mieux que je souffre dans cette brève existence plutôt que de souffrir dans les maux éternels. Mes péchés ne peuvent demeurer sans punition, la justice de Dieu l'exige. En ce qu'ils reçoivent leur punition dans cette brève vie sur terre, je vois l'ineffable miséricorde de Dieu ». GLOIRE A DIEU !

La vision de la miséricorde de Dieu garde, accroît la foi en Dieu. Celui qui voit l'invisible Main toute-puissante qui gouverne le monde demeure inébranlable " au milieu des effroyables tempêtes qui troublent l'océan de la vie ; il croit que sa vie dans le monde, le gouvernail de l'Eglise, le destin de chaque homme sont tenus par le bras tout-puis- sant et plein de sagesse de Dieu. Regardant les vagues sauvages, les tempêtes redoutables, les funestes nuages, il se console et s'apaise à la pensée que Dieu voit ce qui se passe. A l'homme — fragile créature —convient une paisible et humble soumission, une déférente connaissance et la contemplation des desseins de Dieu. Que tout s'achemine vers les destins fixés d'En Haut selon les vues tracées de tout temps ! Pour tout, GLOIRE A DIEU !

Devant la vision de la providence de Dieu ce ne sont pas les seules épreuves temporelles qui ne résistent pas, mais celles, aussi, qui attendent l'homme au seuil de l'éternité, au-delà de l'exil de la tombe. Elles se trouvent émoussées, anéanties par le bienheureux réconfort qui pénètre toujours l'être qui, par soumission à Dieu, a renoncé à soi. Par cette renonciation à soi, ce dévouement à la volonté divine, la mort, elle-même, n'est pas effrayante ; le véritable serviteur de Dieu livre son âme à la destinée éternelle aux mains du Christ avec l'iné­branlable espérance en Sa miséricorde et en Sa force. Lorsque 1 ame se séparera du corps et que les anges déchus s'approcheront d'elle avec audace et insolence, elle les vaincra par son dépouillement et mettra en déroute les anges sombres et mauvais : « Prenez, prenez-moi, leur dira-t-elle avec courage, précipitez-moi dans l'abîme sans fond des ténèbres et des flammes, précipitez-moi dans l'abîme sans fond de l'enfer, si telle est la volonté de mon Dieu, si tel a été Son dessein à mon égard. Il est plus facile de se priver des douceurs du paradis, de supporter les flammes de l'enfer que de manquer à la volonté, à la décision du Dieu très grand. C'est à Dieu que je me suis livré, que je me livre ! C'est Dieu et non pas vous qui juge mes iniquités et mes péchés ! — Vous n'êtes vous-mêmes, dans votre révolte insensée, que les exécuteurs de Ses desseins ». Ils frémiront, ils seront perplexes, les serviteurs du maître du monde, en voyant ce courageux dépouillement, cet humble et total abandon à la volonté de Dieu : c'est en ayant repoussé cette soumission glorieuse que d'Anges lumineux et bons ils sont devenus sombres et méchants démons. Pleins de honte, ils s'écar­teront et l'âme prendra librement son essor vers le lieu où se trouve son trésor, Dieu. Là elle contemplera face à face ce qu'elle voit ici par la foi en Sa providence et elle ne cessera de s'écrier : GLOIRE A DIEU !

GLOIRE A DIEU ! paroles puissantes. Dans les moments d'épreu­ves, quand notre cœur est assiégé, entouré par des pensées de doute, de faiblesse, d'insatisfaction, de revendication, il faut s'efforcer à répé­ter fréquemment, lentement, attentivement ces paroles : GLOIRE A DIEU ! Celui qui, d'un cœur simple, en fera véritablement l'expérience, verra la puissance merveilleuse de la glorification de Dieu, il se réjouira d'avoir acquis cette nouvelle connaissance tellement utile, d'avoir acquis une arme si puissante, et si opportune contre les ennemis de sa pensée. Au seul bruit de ces paroles prononcées lorsque s'accumulent les tristes pensées et le découragement, au simple bruit de ces paroles prononcées avec contrainte, comme des lèvres seulement, comme en l'air, les princes de l'air tressaillent et sont mis en déroute ; comme la poussière par un vent violent, les pensées sombres sont dispersées, la pesanteur et l'ennui quittent l'âme ; la légèreté, le calme, la paix, la consolation et la gloire pénètrent en elle. GLOIRE A DIEU !

GLOIRE A DIEU ! paroles solennelles, paroles annonciatrices de victoire ! Paroles de joie pour tous les vrais serviteurs de Dieu, terreur et défaite pour tous Ses ennemis, destruction de leurs armes. Ces armes, c'est le péché, ces armes c'est la raison charnelle, c'est la sagesse humaine déchue. Elle a surgi du péché — elle a le péché pour cause première, elle est reniée par Dieu, elle combat Dieu sans cesse, et constamment elle est reniée par Dieu. C'est en vain que tous les sages de la terre se rassembleront autour de celui que l'épreuve a blessé, c'est en vain qu'ils se mettront à la soigner avec les remèdes de l'éloquence, de la philo­sophie, vain sera l'effort du blessé lui-même s'il veut défaire par les efforts de sa propre intelligence l'écheveau embrouillé de ses souf­frances. Bien souvent, presque toujours, l'intelligence se perd dans cet écheveau embrouillé ! Souvent il se voit entravé, enfermé de toute part ! Souvent la libération, la consolation elle-même semblent désor­mais impossibles ! Et nombreux sont ceux qui succombent sous le poids de cette cruelle tristesse, succombent à cette blessure mortelle, cette affligeante blessure, ne trouvant sur terre aucun remède suffisam­ment puissant pour guérir cette blessure. Frère bien aimé, méprise ce que Dieu a réprouvé ! Mets de côté les armes de ton intelligence. Prends les armes que t'offre la force de la parole du Christ ! La sagesse humaine ricane en voyant ce que la foi lui propose ; l'intelligence déchue suivant l'hostilité à Dieu qui lui est propre ne tardera pas à présenter les objections les plus intelligentes pleines d'un scepticisme érudit et d'ironie. Ne prête aucune attention à ce que Dieu renie, aux ennemis de Dieu. Dans ta peine, commence à prononcer du fond de l'âme — à répéter — hors de toute méditation — les mots : GLOIRE A DIEU ! Tu verras apparaître le signe, tu verras le miracle ; ces mots chasseront tes épreuves, appelleront la consolation sur ton cœur : ils accompliront ce que l'esprit et l'intelligence des sages de cette terre n'a pas su accomplir. Ils seront couverts de honte : couverts de honte, cet esprit, cette intelligence, mais toi, libéré, guéri, ayant une foi vivante que tu t'es prouvée à toi-même, tu ne cesseras de proclamer : GLOIRE A DIEU !

GLOIRE A DIEU ! Beaucoup parmi les saints de Dieu aimaient à répéter souvent ces mots ; ils avaient goûté la force qui était cachée en eux. Dans ces conversations spirituelles avec des amis, des frères, dans diverses circonstances, surtout dans les épreuves, Saint Jean Chry- sostome avait coutume d'inclure toujours comme pierre de touche, comme fondement dogmatique de la conversation, les mots : pour tout GLOIRE A DIEU ! Selon son habitude — que l'histoire de l'Eglise a transmis à ses lointains descendants — il commençait toujours ses propos par les mots Gloire à Dieu en frappant du second doigt de la main droite la paume de sa main gauche ouverte.

Frères ! habituons-nous, nous aussi, à une fréquente glorification de Dieu, ayons recours à cette arme dans nos épreuves ; par l'inces­sante glorification de Dieu, repoussons, anéantissons les ennemis in­visibles, ceux surtout qui parmi eux s'efforcent de vous abattre par la tristesse, la pusillanimité, les plaintes, le désespoir. Purifions-nous par la prière, par les larmes, la lecture de la Sainte Ecriture et des écrits des Pères afin de devenir les spectateurs de la providence du Dieu qui voit tout, qui possède tout, qui gouverne tout et qui dirige tout selon ses indicibles desseins vers des buts connus de Dieu seul. Devenus les spectateurs du gouvernement de Dieu demeurons dans l'étonnement de l'inaccessible grandeur de Dieu avec vénération, dans une invincible paix du cœur, dans un absolu respect et une foi inébranlable et glori­fions-le aujourd'hui et dans les siècles des siècles.

Il est juste et digne que la créature Te glorifie sans cesse, Toi Dieu Créateur qui du néant nous a appelés à l'être, qui par Ta seule infinie, inépuisable miséricorde nous a ornés de la beauté de la gloire de Ton image et de Ta ressemblance, Toi qui nous a fait entrer dans la félicité et les délices du paradis pour lesquels il n'a pas été établi de fin.

Comment avons-nous récompensé le Bienfaiteur ? Qu'a apporté en récompense au Créateur l'argile à laquelle II a donné la vie ?

Nous avons pris le parti de Ton ennemi, de l'ange qui s'est révolté contre Dieu, l'initiateur du mal. Nous avons écouté les paroles de blas­phème à l'encontre du Bienfaiteur ; la grâce parfaite de notre Créateur, nous avons résolu de la soupçonner d'envie.

Quel aveuglement, hélas ! Quelle déchéance de l'esprit ! Des som­mets de la vision de Dieu, de la contemplation, notre race a été ins­tantanément précipitée dans l'abîme de la mort éternelle, en la per­sonne de notre ancêtre.

A l'origine, c'est Satan qui tomba, l'Ange de Lumière s'est fait funeste démon ; n'ayant pas de corps, il pécha en esprit et en paroles. Au lieu de glorifier Dieu dans une joie innocente, au milieu des autres Saints Anges, il a proféré le blasphème. A peine eut-il conçu cette pensée obscure, mortelle, à peine l'eut-il réalisée par une parole de perdition semblable au poison le plus nocif, qu'il s'assombrit, changea et fut précipité à une vitesse incroyable de l'Eden élevé sur terre. L'éternelle parole « Je voyais Satan qui tombait du ciel comme un éclair» (Luc X, 181) témoigne de la rapidité de sa chute.

La chute - de l'homme qui suivit l'ange déchu fut aussi rapide, elle commença par l'acceptation d'une pensée sombre, blasphématoire qui fut suivie de la transgression des commandements divins. Cette transgression se trouvait déjà anticipée par un mépris dissimulé, par une renonciation à Dieu !

Quel aveuglement hélas ! Quel effroyable péché ! Quelle effroyable chute ! A l'égard d'un tel péché, à l'égard d'une telle chute la punition est insignifiante : l'expulsion hors du paradis, le gain de son pain quotidien à la sueur de son front, les douleurs de l'enfantement, le retour sur cette terre, que le Créateur avait prise pour en façonner nos corps.

Mais Toi que fais-tu, ô Bonté sans limite ! Comment récompenses- tu la récompense dont nous avons récompensé tes premiers bienfaits ? Comment récompenses-tu notre désobéissance, notre manque de foi en Toi, l'acquiescement au blasphème terrible envers Toi — envers Toi qui es la miséricorde même, la Perfection même.

Tu nous récompenses par de nouveaux bienfaits, plus grands que les premiers. Tu assumes l'humanité par l'Une de Tes Divines Per­sonnes ; Tu assumes — à l'exception du péché — toutes nos infirmités qui se sont collées sur l'être humain après sa chute. Tu apparais à nos yeux en une chair humaine ayant dissimulé la gloire Divine que nous ne saurions supporter ; étant le Verbe de Dieu tu nous transmets la parole de Dieu dans les sons de la parole humaine. Ta puissance — c'est la puissance de Dieu. Ta douceur c'est la douceur de l'agneau. Ton nom, c'est le nom de l'homme. Ce Nom très saint gouverne le ciel et la terre. Comme Ton Nom résonne avec majesté et réconfort ! Ce nom, quand il entre dans l'oreille, quand il sort des lèvres, entre et sort comme un trésor sans prix, comme une perle sans prix ! JESUS- CHRIST î Tu es le Seigneur des hommes et homme. De quelle manière merveilleuse, avec quelle délicatesse tu as uni la Divinité à l'homme ! De quelle manière merveilleuse tu agis ! Toi, Dieu et homme ! Toi, Sei­gneur et serviteur ! Toi Sanctificateur et Victime. Toi Sauveur et pro­chain Juge impartial de toute la terre ! Tu guéris aussi toutes les infirmités ! Et Tu rends visite aux pécheurs, Tu les reçois ! Et Tu res­suscites les morts ! Et Tu gouverne les eaux de la mer, les vents des cieux ! Le blé croît miraculeusement dans tes mains, il est instantané­ment et semé et moissonné et cuit et rompu à la fois ! Et Tu as faim pour nous épargner la faim ! Et Tu as soif pour écarter de nous la soif ! Avec fatigue, Tu parcours notre terre d'exil pour nous rendre ce que nous avons perdu, notre état naturel, paisible, plein de douceur, céleste ! Et Tu verses ta sueur au jardin de Gethsémani pour que nous n'ayons plus à verser notre sueur pour rechercher du pain pour notre corps, mais pour que nous apprenions à la verser dans les prières afin de communier dignement au pain céleste ! Les épines que la terre maudite a fait pousser pour nous, tu les as mises sur ta tête, Tu as couronné Ta très sainte Tête, Tu l'as blessée avec des épines. Nous nous som­mes privés de l'arbre de vie, du paradis et de son fruit qui donne l'immortalité à ceux qui le mangent, Toi, étendu sur l'arbre de la Croix, Tu T'es fait fruit donnant la vie éternelle à ceux qui communient à Toi ! Et le fruit de la vie, et l'arbre de la vie sont apparus sur la terre, au pays de notre exil. Ce fruit et cet arbre sont plus magnifiques, que ceux du paradis : ceux-ci conféraient l'immortalité, ceux-là confèrent l'immortalité et la Divinité. Par Ta souffrance, Tu as répandu la douceur en nos souffrances. Nous renonçons aux douceurs terrestres, nous choisis­sons nos souffrances pour destin, pourvu que nous soyons participants à Tes délices ! Elles sont comme l'avant-goût de la vie éternelle plus douce et plus précieuse que la vie qui passe. Tu t'es endormi d'un som­meil mortel qui n'as pas pu Te retenir, dans un sommeil éternel, Toi — Dieu ! Tu t'es levé et nous a ranimé de ce sommeil, de ce cruel som­meil mortel, nous donnant la bienheureuse et glorieuse résurrection ! Tu as élevé au ciel notre être renouvelé, tu l'as placé à la droite de Ton Père éternel, Coéternel à Toi ! Tu as fait de Ton Père, notre Père également ! Tu nous as ouvert la voie vers le Ciel ! Tu nous a préparé des demeures au ciel ! Tu y conduis, Tu y reçois, Tu y fais reposer, Tu y consoles tous les pèlerins fatigués de cette terre qui croient en Toi, invoquent Ton Saint Nom, accomplissent Tes Saints Commandements, qui te servent dans la droiture et la dévotion, qui portent Ta croix et boivent Ton calice avec courage, Te remerciant, Te rendant grâces.

GLOIRE A DIEU, ô Créateur de ce qui n'existe pas ! GLOIRE A DIEU, ô Rédempteur et Sauveur de ceux qui sont tombés et ont péri ! GLOIRE A TOI Dieu et Seigneur ! Donne-nous de Te glorifier sur terre et dans les cieux, de Te bénir, de louer Ta grâce ! Donne- nous de voir, à visage découvert, Ta gloire terrible, inaccessible, par­faite, La voir éternellement, L'adorer, être en Elle dans la joie. Amen !

 

Table des matières

Notice biographique……………………………………………………………………….2

La Prière de Jésus…………………………………………………………………..…….4

Priez sans cesse……………………………………………………………………..……..5

L’invocation……………………………………………………………………………….8

Le nom de Jésus……………………………………………………………………..…….8

Lattention - La sobriété………………………………………………………………….10

L' Humanité du Christ……………………………………………………………………11

L'illusion……………………………………………………………………………….…..12

"Le Passage………………………………………………………………………………..13

Aspect psychosomatique…………………………………………………………….……18

Solitude ou Communauté……………………………………………………………..…..21

Conclusion…………………………………………………………………………………21

NOTES ANNEXES………………………………………………………………………..25

La Prière de Jésus…………………………………………………………………..……..27

De l'exercice de la Prière de Jésus…………………………………………….………….38

Textes annexes………………………………………………………………….………….54

Le pèlerin………………………………………………………………………………………55

Gloire à Dieu…………………………………………………………………………………..58

Table des matières……………………………………………………………………………62

 

 Μέ τήν εὐλογία τοῦ πατρός Δαμασκηνοῦ Γρηγοριάτου